Depuis que la criminalité transnationale organisée existe, les trafics illicites ont toujours eu une place de choix. Les profits générés chaque année sont considérables et n’ont aucune raison de s’arrêter en si bon chemin, tant le contexte économique, sociétal et politique, voire géostratégique de nombreux pays offrent aujourd’hui aux trafiquants le terreau idéal pour s’y développer.
Biyela en est la démonstration la plus saisissante : en avril 2013, une opération douanière d’une ampleur jusque-là jamais égalée de lutte contre les produits menaçant la santé et la sécurité des consommateurs a été menée dans 23 pays africains. En dix jours, les forces déployées dans les ports, les aéroports et aux frontières terrestres ont permis d’intercepter 1,1 milliard d’articles prohibés, dont 550 millions de doses de médicaments illicites, potentiellement dangereux, voire mortels : antibiotiques, antidouleurs, anti-inflammatoires, médicaments contre la pression artérielle et le diabète, compléments alimentaires. Avec eux, de nombreux autres articles parmi les 460 conteneurs inspectés ont été également saisis, comme des appareils électroniques (460 millions), des cigarettes, des produits alimentaires ou des équipements (90 millions). Les médicaments saisis représentaient à eux seuls une valeur de plus de 275 millions de dollars.
L’Afrique est une terre de prédilection pour les trafiquants de tout acabit
L’Afrique est une terre de prédilection pour les trafiquants de tout acabit. Voilà longtemps qu’elle focalise l’attention des Nations Unies, mais ce n’est que depuis quelques années seulement que la communauté internationale a reconnu l’ampleur du problème que constitue la criminalité organisée sur ce continent. Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC, United Nations Office on Drugs and Crime), cette prise de conscience repose essentiellement sur le fait qu’un flux de trafics comme la cocaïne a atteint une proportion telle que sa valeur de vente en gros à l’arrivée en Europe est supérieure au budget de sécurité nationale de nombreux pays de l’Afrique de l’Ouest. Outre l’évidente menace que pose ce stupéfiant, la criminalité organisée, auteur de ces trafics, joue un rôle toxique dans la stabilité des pays infectés. Elle devient à la fois la cause et la conséquence de défaillances de la gouvernance.
Un autre exemple que Biyela, plus récent encore, démontre à quel point les trafics illicites subsahariens peuvent influer sur la fragilité des pays, notamment au niveau de la zone continentale. Une étude menée en 2015 sur la contrebande du tabac a démontré qu’en 2014, 118 164 tonnes de cigarettes illicites ont circulé et ont été consommées entre le Congo et le Maghreb, générant au profit des mafias locales un chiffre d’affaires de plus de 1,7 milliard d’euros. Pire encore, des dizaines de milliers de tonnes de tabac non-déclaré ont circulé entre quatre ports d’Afrique de l’Ouest et le Sahel pour être troqués contre armes, carburants, stupéfiants ou médicaments auprès de cellules djihadistes. Selon les estimations les plus vraisemblables, près de 2 milliards d’euros de ces marchandises auraient été ainsi échangées entre fin 2013 et fin 2014.
L’impact de la criminalité transnationale sur la vie politique se manifeste notamment par la montée de la violence et du crime
Que la cocaïne suscite la plus grande attention au niveau international est le minimum que l’on puisse attendre des organisations et institutions mondiales. Mais que dire alors des conséquences multiples émanant de tous les autres trafics quand ces derniers engagent la stabilité même des États et la sécurité de leurs concitoyens ! Les médicaments illicites constituent une menace sans précédent en matière de santé publique. La facilitation des circulations d’armes à feux favorise des soulèvements violents. La piraterie et la contrebande fluviale liées au pétrole sont de nature à dérégler l’économie des États producteurs. Le pillage de la faune et de la flore a des conséquences désastreuses sur l’équilibre environnemental de certaines régions. La contrebande de tabac peut réduire à néant les efforts de l’Organisation mondiale de la santé menés depuis des années contre la tabagie. Et cette même contrebande, comme toutes celles attachées aux produits sous droit d’accise, crée des pertes fiscales désastreuses dans des pays où le PIB ne dépasse pas les 8 milliards de dollars par an.
Profitant à la fois de la faiblesse de l’État de droit, de l’instabilité politique, d’une pauvreté sévère dans plusieurs pays, mais aussi de l’irresponsabilité de nombreuses firmes étrangères pratiquant le dumping commercial, des groupes de trafiquants organisés en réseaux, multiplient ainsi des activités illicites, le plus souvent dans les zones frontalières mal administrées, souvent poreuses, et dans des zones de crises endémiques.
Parmi l’ensemble de ces crimes, le vrai pouvoir reste ce lien étroit que certains régimes entretiennent avec les trafiquants
Les causes sont connues depuis longtemps et peuvent se résumer à trois facteurs :
- Conjuguée à la faiblesse des institutions judiciaires, douanières et policières locales, la corruption est rentrée dans la normalité ;
- La fragilité des institutions et la persistance des pouvoirs autoritaires sont des obstacles à la bonne gouvernance et l’État de droit ;
- Le continent africain est le carrefour entre deux routes clés du crime organisé (Amérique du Sud/Europe et Asie du Sud-Est/Europe).
Les conséquences ne se font pas attendre. L’impact de la criminalité transnationale sur la vie politique se manifeste notamment par la montée de la violence et du crime. Les deux trafics les plus prégnants sont les armes légères et de petit calibre et la drogue. Les trafiquants s’appuient généralement sur les élites politiques pour s’implanter dans une région propice. Le financement des campagnes électorales en est un parfait exemple. Selon Davin O’Regan, chercheur associé de l’Africa Center for Strategic Studies (ACSS), tout élu qui n’aurait pas respecté ses accords avec la pègre locale pourrait se trouver face à une menace de grande envergure. « Si la cooptation et la corruption échouent, les trafiquants auront alors recours à la violence pour dissuader ou contrecarrer les efforts des autorités publiques pour entraver la circulation des stupéfiants et pour arrêter les trafiquants… Les assassinats du Président de la Guinée Bissau et du chef de l’armée de terre, début 2009, sont sans doute liés aux transbordements de cocaïne… La valeur en soi de cette activité constitue non seulement une menace pour la sécurité, mais aussi un véritable risque de distorsion de l’économie régionale, des flux d’investissement, du développement et des progrès de la démocratie ».1
De même, les profits générés par le commerce illicite, tout confondu, représentent une manne financière suffisante pour déstabiliser un gouvernement, renverser un régime, changer les institutions et les hommes, créer un conflit, financer une rébellion, déstructurer l’économie, détruire le tissu social, saper les fondements d’une société démocratique. N’oublions pas qu’au Mali, une seule saisie de 800 kilos de cocaïne en 2014 aurait pu financer 36 % du budget militaire du pays et que la vente de 350 kilos d’une saisie similaire en 2013 au Bénin aurait pu nourrir 31 000 personnes pendant une année.
Au-delà de l’impact sur la vie politique et économique, peut-être que l’expression la plus symptomatique de la souffrance humaine à travers la criminalité transnationale est finalement la traite humaine et la migration clandestine. Le drame de cette migration clandestine s’étale quotidiennement sur les plages de Libye. Près de 800000 migrants irréguliers attendent aujourd’hui pour tenter la grande traversée vers l’Europe ! Enfin, la complicité entre trafiquants et terroristes constitue aujourd’hui le plus gros des « effectifs » de l’islamo-banditisme. Cette « connivence » fait qu’en Afrique de l’Ouest et plus généralement dans la bande sahélo-saharienne, la criminalité transnationale prend des allures politico-religieuses, dont le savant mélange complique encore plus les repères traditionnels des actions anticriminelles. AQMI, par exemple, transforme le Sahara en un vrai marché illicite.
Le nouveau « Sahara Stock Exchange » est de plus en plus actif avec pour valeur de transaction les otages internationaux et toutes sortes de biens matériels, objets de trafics (cigarettes, médicaments, drogues, armes). Avec des revendications d’ordre politique et social, les actions d’Ansar Dine, autre groupe terroriste salafiste qui contrôle désormais le Nord du Mali, sont facilitées par la disponibilité des sources illicites de financement et la coopération avec d’autres mouvements tels que Boko Haram, dorénavant appelé « État islamique en Afrique de l’Ouest » et le Mouvement d’unité pour le jihâd en Afrique de l’Ouest (MUJAO). En août 2013, le Mouvement fusionne avec les Signataires par le sang pour former A-Mourabitoune.
Parmi l’ensemble de ces crimes, le vrai pouvoir reste ce lien étroit que certains régimes entretiennent avec les trafiquants. Nous connaissions celui organisé par Ben Ali ou Kadhafi pour maintenir la paix sociale ou aux frontières. Le rôle d’Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2007 à 2012, était moins médiatisé. Selon Vicki Huddleston, une ex-ambassadrice des États-Unis à Bamako, le régime de l’ancien président malien aurait largement profité de l’industrie du rapt.2 D’où, sans doute, le laxisme des plus hautes autorités de l’État vis-à-vis de certains acteurs de la criminalité transnationale, notamment AQMI, les trafiquants de drogue et autres criminels.
Pour faire face à tant de défis, au risque de voir disparaître pour une grande partie du continent africain, l’État de droit, le décèlement précoce des signaux faibles et plus que jamais nécessaire. Bien évidemment, la criminalité en Afrique, et les trafics illicites en particulier, sont favorisés par le sous-développement économique et social, la corruption, la pauvreté ! Cette précarité et la fragilité des institutions étatiques constituent également ce terreau propice à toutes les formes de « forfaitures » ! Mais il n’existe pas de fatalisme africain. Une nouvelle génération de visionnaires politiques en Afrique voit le jour. À elle de s’organiser collégialement autour de trois phénomènes récurrents: les menaces de la force, les risques de la faiblesse et les menaces et risques amplifiés par la mondialisation.3
La lutte contre les trafics illicites implique une mobilisation de tout un chacun, sphère publique comme sphère privée. Cette mobilisation a besoin de coordination et de transversalité pour mettre en œuvre des programmes régionaux et transnationaux ambitieux. Etudier les solutions, rechercher les informations, collecter les données, coordonner les actions, respecter les délais, former et informer les populations locales, faire avancer en même temps ces multiples projets pour permettre des résultats concrets à court et moyen termes, établir et faciliter des liens privilégiés avec des instances internationales spécialisées impliquent des plateformes de coordination. Les solutions existent. Mais c’est à cette nouvelle génération politique africaine évoquée précédemment que revient aujourd’hui la responsabilité de cette courageuse mobilisation, avant que le pouvoir des trafiquants et les menaces criminelles détruisent à jamais l’espérance d’une Afrique démocratique, forte et solidaire.
Pierre Delval
1 Davin O’Regan, «Cocaïne et instabilité en Afrique: enseignements tirés de l’Amérique latine et de la Caraïbe» dans le Bulletin de la sécurité africaine N° 5, une publication du Centre d’études stratégiques de l’Afrique, Washington, juillet 2010.
2 « La drogue au cœur du pouvoir ATT : la véritable raison de sa chute. Comment le Qatar et l’Arabie saoudite sont-ils devenus les parrains de la rébellion au Mali?», L’Inter de Bamako, 6 mai 2013.
3 Voir l’analyse détaillée de ces phénomènes à l’article de la présente revue : « Pour une meilleure coordination territoriale et transnationale ».