Deux questions pour Monsieur Fouad Makhzoumi :
1- Que représente pour vous la résilience libanaise ?
2- Quelle est la place de cette résilience dans la Grande Méditerranée ?
L’explosion qui a secoué Beyrouth l’après-midi du 4 Aout a détruit le port de Beyrouth, le poumon du Liban et son ouverture vers l’extérieur, et a très fortement endommagé des quartiers entiers, Les conséquences sont désastreuses, énormes, gigantesques. Humaines, sociales économiques, et politiques, les retombées touchent mon pays en son cœur, car c’est l’explosion de trop, celle qui a secoué les Libanais et la conscience du monde entier.
Les voix s’élèvent de partout. Médecins, journalistes, artistes, s’unissent quid pour vomir la peur du lendemain, quid pour cracher la colère et la haine, quid pour pleurer et vouer cette classe politique aux pires gémonies, cette classe qui s’accroche au pouvoir depuis l’accord de Taëf et qui a mené le pays au désastre et à la faillite.
Trois jours avant l’explosion le ministre des affaires étrangères de la France, Jean Yves Le Drian constatant l’incurie et l’incompétence de la classe politique libanaise déclarait haut et fort : « aidez-nous à vous aider ». Il n’a pas été ni entendu, ni compris.
Il a fallu une explosion d’un autre type pour secouer les consciences. Cette tragédie supplémentaire due à une étincelle mais surtout à l’effondrement des institutions libanaises vient s’ajouter a une très grave crise économique et financière qui a mené le pays à la faillite, conséquences d’un endettement lourd, accompagné de mesures autant inefficaces qu’anti-constitutionnelles menées par la Banque du Liban, avec l’assentiment des banques commerciales libanaises qui ont ponctionné l’argent des déposants et ont contribué à enclencher le mouvement contestataire du 17 Octobre qui a vu une déferlante populaire d’une ampleur rarement vue. Ce soulèvement spontané, ce ras le bol a faibli à cause de la Pandémie du coronavirus, autre crise, sanitaire venue s’ajouter à la crise économique et financière que le champignon dévastateur qui a détruit la ville et déchiqueté les rêves d’une population a fini par jeter les libanais dans le désarroi.
Le Libanais, une personnalité à part
Les libanais souffrent des crises et des guerres a répétition depuis des dizaines d’années voire des centaines. Je dirais qu’ils sont nés sous cette étoile qui s’assombrit, mais qui continue à scintiller. Le Liban vit les tragédies dues à son histoire mouvementée et surtout à la géographie qui l’a placé à un carrefour géostratégique que les puissances et les empires ont de tout temps convoité. Terre de refuge des opprimés, la montagne libanaise a de tout temps accueilli les minorités fuyant les guerres et les génocides. Beyrouth avait aussi été un havre pour les opposants politiques et les objecteurs qui trouvaient dans cette ville cosmopolite un centre qui leur permettait de s’exprimer librement, mais aussi pour les hommes d’affaires de commercer avec le monde occidental et l’hinterland arabe.
Le Libanais est l’héritier de cette géographie et de l’histoire. C’est une personnalité unique, à part. Depuis des générations, il a émigré vers les terres qui lui étaient inconnues, a sillonné les deux Amériques, l’Afrique, l’Europe, l’Australie, et même les pays d’Asie pour survivre et subsister. Le Liban compte quatre millions d’habitants mais plus du double d’émigrés qui partis depuis des générations ont construit des existences duelles dans les différents pays d’accueil. Certains se sont hissés aux plus hauts postes de l’Etat, ont construit des empires financiers. D’autres ont brillamment réussi dans la finance, la médecine, les arts, la mode, la littérature, la musique.
Le Libanais est résilient car au fil du temps, il s’est forgé une seconde nature. Depuis les Phéniciens, il est voué aux échanges et au commerce. Carrefour des civilisations, le Liban a été le seul pays du Moyen Orient à accueillir les écoles et les missions étrangères qui ont permis un rayonnement culturel sans pareil. Le Libanais moyen parle au moins deux langues et même trois, ce qui lui a permis une intégration facile et même naturelle dans les différents pays d’émigration surtout en Amérique et en Afrique.
Le Libanais est en mode survie permanente. L’instabilité dans laquelle il a vécu et continue de vivre lui a conféré une seconde nature. C’est un travailleur acharné, qui souvent fait le travail que d’autres délaissent. Il sait anticiper et surtout prendre des risques et des initiatives qui lui ont permis de déceler les opportunités et les ouvertures dans des domaines très divers. Innovateur et créatif le Libanais est à coup sûr un cas unique, doté d’une personnalité rare.
La guerre civile de 1975 a poussé beaucoup de Libanais à partir pour trouver un emploi dans les pays du golfe et en particulier en Arabie Saoudite dont les économies étaient en pleine croissance et qui demandaient des emplois qualifiés. J’ai fait partie de ces hommes qui sont partis chercher un emploi et essayer de faire vivre leurs familles.
Ma famille elle, s’est endettée pour payer mes études d’ingénieur aux Etas Unis. Muni de ce diplôme j’ai été embauché comme directeur de ventes dans une entreprise qui fabriquait des tuyaux « pipelines ». Très vite j’ai vu l’opportunité et j’ai demandé à m’établir à mon compte en travaillant exclusivement pour cette entreprise. L’Arabie se développait grâce au pétrole. J’ai anticipé, j’ai pris un grand risque mais j’avais entrevu le futur. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai appelé ma société « Future Pipe industries » qui compte aujourd’hui parmi les trois plus grandes entreprises mondiales pour la fabrication des tuyaux en fibre de verre. Des années plus tard alors que j’aurais pu prendre une retraire dorée et somme toute méritée, la bosse des affaires m’a repris. J’ai alors pris un risque important. Fort du conseil de ma femme qui est aujourd’hui à la tête de la « Fondation Makhzoumi », j’ai fait l’acquisition d’usines de fabrication de tuyaux au Moyen Orient, et j’ai développé mon réseau qui compte aujourd’hui quatorze usines couvrant les Etas Unis, l’Europe, l’Afrique du Nord, et l’Asie sans compter mes implantations dans le Golfe.
Comme beaucoup de mes compatriotes, j’ai intégré cette personnalité unique que l’histoire et la géographie de mon pays ont contribué à façonner. J’ai quitté le Liban pour poursuivre des études supérieures. Par manque de moyens, j’ai mis les bouchées double pour obtenir mon diplôme. La guerre civile s’éternisait. J’ai quitté le Liban pour l’Arabie à la recherche d’un emploi et j’y ai vu les opportunités. J’ai anticipé et j’ai pris des risques par deux fois pour réussir. De retour au Liban, en 1992, j’ai créé avec ma femme May la Fondation qui compte aujourd’hui parmi les plus importantes au Liban
Et puis je me suis lancé dans le domaine politique pour me rendre utile à mon pays. En 2018 j’ai gagné la place de membre du parlement en me battant contre toute la classe politique au pouvoir qui m’a combattu en utilisant tous les moyens de coercition que leur position leur conférait. J’ai réussi grâce à la persévérance et à la volonté de me battre pour ce que j’estime être des causes justes. Mon pays le vaut bien. C’était d’ailleurs mon slogan de campagne : « Lebnen Herzen ». Alors en quelques mots la résilience des libanais signifie : Instinct de survie, esprit d’entreprise, prise de risque, volonté, persévérance, adaptation, intégration, anticipation, créativité et flexibilité. Individuellement le libanais a appris à s’adapter et à faire face aux difficultés. C’est ce qui fait notre singularité en tant qu’individus mais il y a le revers de la médaille. Malheureusement, nous n’avons pas réussi en tant que collectivité car nous n’avons pas pu créer un Etat fort, fédérateur et rassembleur.
Le collectif ne suit pas
Le Liban jouit d’une position unique en Méditerranée mais pas toujours enviable. Carrefour des civilisations et lien entre l’Orient et l’Occident, il a malheureusement été au cœur de tous les conflits qui ravagent le Moyen Orient. Malgré ses nombreux atouts, Le Liban n’est jamais parvenu à établir un Etat fort et indépendant sauf à une période très courte de son histoire récente, du temps du Président Chehah (1958 1964) , époque ou on qualifiait le pays de « Suisse du Moyen Orient ». Depuis 1975 le Liban a sombré sous les coups des affrontements des puissances régionales, et des influences étrangères. Le système confessionnel qui apparaissait comme un modèle de tolérance est devenu un frein au développement, à l’établissement d’un Etat moderne et menace le pays de désintégration. Les obstacles sont nombreux : guerres permanentes et crises à répétition, population traumatisée et dépressive, sentiment d’insécurité, repli communautaire, désir d’allégeance et clientélisme, corruption endémique, et effritement des institutions.
Devant ces menaces sérieuses et existentielles, et devant une classe politique inefficace, corrompue et d’un autre âge hérité de la guerre civile et de l’accord de Taëf, un sursaut national est nécessaire. La « révolution du 17 Octobre » en est le déclencheur. L’explosion meurtrière et criminelle du 4 Août en est l’étincelle. Une réforme en profondeur est nécessaire et un changement de la classe politique en est la condition.
J’ai depuis des années, et surtout en prenant mes fonctions de député élu en 2018 combattu cette caste politique et me suis positionné comme le seul candidat indépendant avec un programme de réformes visant à l’édification d’un état moderne, déconfessionnalisé, et efficace en insistant sur le rôle primordial de l’économie, programme qui se résume en quelques points à appliquer de suite :
- La lutte contre la corruption sous toutes ses formes.
- La mise en œuvre d’une enquête transparente sous supervision internationale sur l’explosion du port de Beyrouth.
- La mise en œuvre d’un audit légal « forensique » sur les comptes de la BDL, des banques et des ministères, à commencer par le ministère de l’énergie et des ressources hydrauliques, le ministère des télécommunications et le ministère des finances.
- La mise en œuvre des réformes nécessaires demandées par la communauté internationale, en vue d’un accord avec le FMI.
- L’organisation d’élections parlementaires anticipées en vue du changement de la classe politique, et en harmonie avec les revendications du peuple qui demande un changement en profondeur. Aucun membre du gouvernement ne pourrait présenter sa candidature aux élections, y compris le premier ministre, et ceci afin de mener un vrai processus de réformes en complète indépendance.
- Donner une priorité absolue a une solution durable au problème de l’électricité qui a constitué le gouffre financier principal dont souffre l’Etat Libanais, dont la cause est la corruption et la mauvaise gouvernance.
- La mise en œuvre d’un plan global et immédiat pour la reconstruction de la ville suite a l’explosion.
- Demander à des agences spécialisées de mener des études d’évaluation des avoirs et des actifs des entreprises liées à l’Etat dans le but d’estimer leur valeur réelle après avoir changé leur mode de gestion et les avoir remis en mode profitable et leur valeur réévaluée en vue de réaliser des partenariats public-privés.
Depuis de nombreuses années, j’ai milité pour la création d’un Etat moderne, et pour une réforme des administrations en proposant un programme global ou l’économie en constitue la pierre angulaire et l’éducation le moteur principal qui pourra redonner au Liban son rôle central en Méditerranée. Le Liban, tel son symbole de résilience « le Phénix » renaitra de ses cendres pour redevenir le pôle d’excellence en Méditerranée avec ses universités, ses centres hospitaliers, son système bancaire réformé et moderne, ses starts -ups, ses talents créatifs dans les médias, la mode, la gastronomie, et surtout dans les secteurs de l’innovation et de l’intelligence artificielle. J’ai anticipé depuis quelques années avec la création du centre pour l’innovation à la Lebanese American University (LAU) .
Je suis sûr que débarrassé de la classe politique actuelle, et en apportant les réformes drastiques nécessaires aux administrations de l’Etat, et avec l’aide de la communauté internationale accourue au chevet du Liban, avec en tête la France sous la présidence de Monsieur Macron qui le premier a demandé ces réformes pour pouvoir actionner les aides nécessaires, le Liban renaîtra et reprendra son rôle en Méditerranée. Et comme l’a si bien dit Nadia Tueni, dont les paroles sont reprises et affichées sur les panneaux de la ville : Beyrouth mille fois morte, mille fois reconstruite.
Propos recueillis par Jean-Claude Fontanive