En 1957, la création du projet européen était fondée sur la paix. Il s’agissait de mettre un terme aux guerres fratricides et destructrices. Soixante ans plus tard, l’objectif paraît atteint : le continent est pacifié, la haine a fait place à l’entente entre les peuples. Mais cette victoire pourrait bien n’être qu’un leurre : a-t-elle vraiment été remportée sur le terrain politique, ou plutôt sur celui des modes de transports et de communication qui facilitent la rencontre entre les personnes par la réduction des distances entre les territoires ? Car, en quoi l’Union européenne a-t-elle modifié le lien du citoyen avec ses institutions ? En quoi a-t-elle changé la place du citoyen dans la cité ?
Certes, les députés européens sont bien élus par le peuple, mais ce mécanisme relève de la démocratie représentative, déjà en place dans tous les États membres, ainsi que dans de nombreux autres systèmes politiques de par le monde. Si la relation entre citoyens s’opère, elle a lieu en direct, sans passer par l’intermédiation de la sphère publique. En effet, la relation entre deux Européens de pays membres de l’Union diffère-t-elle de celle d’un Américain et d’un Chinois ? La connexion inter-peuples n’apparaît pas aujourd’hui comme le produit de l’union politique. À l’inverse, l’évolution politique pourrait bien n’être que le produit de l’évolution de la société, elle-même bouleversée par les sauts qualitatifs des moyens techniques de transmission de l’information.
Les deux grandes mutations des moyens de communication dans l’histoire de l’humanité, l’écriture puis l’imprimerie, ont chacune fait muter le rapport des citoyens au savoir et au pouvoir, et imposé la progression de la démocraticité des organisations politiques. Chaque fois, l’Europe a été l’architecte de la transformation institutionnelle. Avec l’Internet, les mécanismes de gouvernance doivent être repensés pour s’aligner sur la nouvelle sociologie de la société. Au regard de son passé, c’est à l’Europe d’assumer cette mission à caractère universel.
Dialectique « systèmes de communication/ systèmes politiques »
L’accélération de la circulation de l’information et la technicité de son traitement engendrent à la fois un tel degré de maturité et de scepticisme qu’elles entraînent une remise en question de l’organisation des centres de décision. La démocratisation de nos civilisations n’est pas binaire. Deux grandes évolutions des moyens techniques de communication ont marqué l’histoire. Nous en vivons une troisième. L’écriture, première alternative à la parole et aux peintures rupestres, permit la naissance de systèmes démocratiques de taille réduite. Mais, si les démocraties aristocratiques conféraient une forte présence aux rares citoyens à travers un niveau élevé de possibilités de participation du simple fait de leur petit nombre, les entités dans lesquelles s’exerçaient des mécanismes démocratiques restaient peu nombreuses. Avec l’apparition de l’imprimerie, qui autorise une plus large diffusion de la pensée, de plus grandes et plus nombreuses organisations se constituèrent en démocraties représentatives, au sein desquelles un petit nombre représentait l’ensemble.
Les télécommunications offrent de multiples nouveaux supports d’échange rapide d’informations, et rendent possible la construction de systèmes encore plus vastes, crées ad hoc, et en quantités infinies, qui tous ont la possibilité technique de donner réellement la parole à chacun. Chaque jour un peu plus, la démocratie représentative dans laquelle nous sommes encore, se révèle inadaptée pour traiter les crises financières, sociales, économiques, environnementales : il est temps de faire évoluer notre système et de sortir de cette phase d’adolescence de la démocratie qui dure depuis un peu plus de trois siècles. L’apparition du télégraphe initie une chaîne de ruptures technologiques en cascade, qui ont chacune engendré une multiplication et une amélioration de l’échange de données. Ces nouveaux partages de nouveaux savoirs ont engendré, et ce n’est pas terminé, des séries de transformations des savoir-faire, avec l’apparition de nouveaux métiers et de nouveaux fonctionnements des organisations publiques et privées.
L’histoire politique de l’Europe est liée à celle des systèmes de communication, supports de mémoire et d’échange de savoirs et d’idées.
Depuis l’apparition du télégraphe en 1837, en moins de deux siècles, une douzaine de chocs technologiques successifs ont produit non pas une, mais des révolutions de l’information. La prolifération des médias permet à une multiplicité de faits de venir contredire les savoirs précédemment tenus pour acquis. Chacune de ces évolutions techniques engendre des impacts qui modifient les comportements et gestes techniques des personnes, et donc de toutes les parties prenantes des organisations (clients, salariés, adhérents, citoyens…). Chaque innovation dans les modes de circulation de l’information génère un bond de la quantité de données échangées, ainsi qu’un saut qualitatif dans la transmission des savoirs. L’acquisition massive de connaissances nouvelles entraîne une élévation du niveau de conscience des populations, et donc une rupture dans les attentes privées, sociales, professionnelles et sociétales.
Ces évolutions culturelles, en mutation rapide et profonde, doivent être prises en charge dans les structures pour faire évoluer les savoir-faire et les métiers, mais aussi les rôles, les responsabilités, les liens et les interactions entre tous les acteurs. Au long de sa vie, une même personne peut désormais voir ses métiers successifs disparaître, et se voir donc dans l’obligation de former et reformer en permanence de nouvelles compétences, et donc de se réformer elle-même. Ainsi, pour mieux prévoir leur avenir, toutes les personnes, organisations et secteurs d’activité devraient relire leur passé à l’aune du calendrier d’apparition des différentes technologies de l’information. Chacun mesurera l’importance des transformations auxquelles il a fallu procéder en quelques décennies, et percevra combien nous avançons dans un univers inconnu qui nous oblige à nous réinventer sans que personne ne le décide vraiment, mais que chacun doit pourtant entièrement assumer.
L’histoire politique de l’Europe est liée à celle des systèmes de communication, supports de mémoire et d’échange de savoirs et d’idées. Suite à l’invention de l’écriture, voilà 53 siècles, premier vecteur de transmission de l’information après la parole, seuls les tenants du rare privilège d’écrire et de lire pouvaient accéder au savoir, et donc au pouvoir. C’est l’Europe, en Grèce puis en Italie, qui a su la première en tirer les conséquences en instaurant les innovantes démocraties aristocratiques qui contrôlaient les pouvoirs despotiques d’un seul dirigeant. Le placement du pouvoir de décision dans les mains des élites excluait la grande majorité de la population du fait qu’elle ne savait pas lire et n’avait donc pas accès à l’information. Avec la reprographie des documents rendue possible par l’imprimerie, mise au point en Allemagne vers 1450, l’accès au savoir s’est élargi au plus grand nombre. Les systèmes politiques ont dû intégrer cette rupture de la digue de la confidentialité en généralisant la citoyenneté. Là encore, l’Europe s’est singularisée en faisant émerger le pouvoir de contrôle et d’élaboration de parlements élus, d’abord en Angleterre. Mais la logique de la démocratie représentative est fondée sur le principe même de l’imprimerie : au lecteur qui peut lire un auteur sans pour autant pouvoir lui répondre, correspond le citoyen qui choisit son représentant sans pour autant pouvoir lui parler de sa vision de la société. Notre époque n’a point de commune mesure avec le temps où l’énorme majorité de la société savait qu’elle ne savait pas, et consentait donc sans y être trop contrainte à son éloignement de la sphère publique.
Avec Internet, de simple récepteur, le citoyen est devenu un émetteur-récepteur : la possibilité pratique d’émission de ses savoirs, expériences, avis et idées crée une attente culturelle à laquelle les décideurs doivent répondre sous peine de laisser penser qu’ils ne se soucient pas du terrain. L’accès abondant à l’information permet en effet à chacun d’identifier, sélectionner et retenir comme bon lui semble des arguments qui contredisent les décideurs. Chacun s’estime ainsi en situation éthique de rejeter ses dirigeants. Cette tyrannie du citoyen-dictateur, des sondages, des chaînes d’information continue, des prismes individuels, des intérêts particuliers et de l’immédiateté rend difficile les décisions qui prennent en charge le long terme. Ainsi, les technologies de l’information complexifient l’exercice du pouvoir au point de paralyser les décideurs.
Dans ces conditions, une communication gouvernementale d’explication des décisions est perçue comme une forme de propagande qui vise à « vendre » les décisions politiques aux citoyens, plutôt que comme une démarche de transparence démocratique. La démocratie représentative ne suffit donc plus à construire le consensus fort dont toute société a besoin pour que toutes ses composantes acceptent et même désirent vivre et réussir ensemble.
Vers une 3e génération de systèmes démocratiques
Le continent européen a su transcrire dans ses systèmes politiques les deux précédentes générations de moyens techniques de communication. Chaque fois, plus de citoyenneté a généré plus de responsabilité intellectuelle, plus d’innovation, plus de lien social et plus de performance dans tous les domaines. Dans la seconde partie du XXe siècle, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont entamé une nouvelle révolution de gouvernance structurelle. S’attachant dans un premier temps au développement des performances, ils ont construit la Communauté économique européenne (CEE) avec le traité de Rome, en 1957. Avec le traité de Maastricht, ils ont introduit, en 1992, le lien social qui constitue la seconde dimension nécessaire au bon fonctionnement durable d’une société. Mais le projet n’est plus, ou n’est pas encore, bien partagé par les citoyens. L’Europe doit donc lui donner de la visibilité. Or, en relisant l’histoire longue des continents à travers celle des systèmes d’information et des systèmes de pouvoir, le projet apparaît comme une évidence : l’inventeur de démocraties qu’est l’Europe doit maintenant inventer la démocratie citoyenne. En effet, aucun dirigeant n’est en situation de gérer seul les périls tels que le chômage, les bulles financières récurrentes, les dettes publiques ou encore les pollutions de la terre, de l’eau et de l’air. Aussi, si nous voulons être capables de traiter ces problèmes au fond, il va nous falloir inventer de nouveaux processus politiques, ouverts à tous et résolument orientés vers la recherche de l’intérêt général à long terme. La finalité consiste à activer la part du citoyen responsable de toute la cité qui réside en chaque personne.
Faire entrer la personne dans la complexité, dans la citoyenneté active, dans la responsabilité intellectuelle, ne consiste cependant pas à construire son omniscience, mais plutôt à doter le corps social de repères communs et à élaborer les valeurs et priorités partagées qui doivent présider aux choix collectifs, les religions. C’est sur la base de ces religions que devront être déployés des processus de mutualisation des connaissances, par et avec le plus grand nombre. Cette réflexion collective ne peut se tenir que si les corps intermédiaires, formels et informels, y prennent toute leur place. Il s’agit donc à présent d’instituer une méthode de gouvernance nouvelle : faire en sorte que chacun, dans toutes les sphères et à tous les étages, observe mieux le terrain, entende beaucoup, échange des informations, croise ses analyses pour identifier avec les autres les racines des problèmes, les meilleures idées et les meilleures pratiques. Cela va supposer de maîtriser les processus de dialogue afin de permettre à tous – des décideurs aux dirigés, en passant par chaque composante du corps social – de prendre les décisions les plus éclairées, chacun à son niveau, puis de les mettre en œuvre selon ses moyens et son statut. Dans cette « sémiocratie », démocratie portée par le sens, nous pourrons bâtir des solidarités à la fois intergénérationnelles, interethniques et interculturelles.
…l’inventeur de démocraties qu’est l’Europe doit maintenant inventer la démocratie citoyenne.
Au regard de ses difficultés actuelles, l’Union européenne ne peut éviter cet effort porteur d’un nouvel élan sociétal. Le projet de l’Europe consiste maintenant à assumer son rôle civilisationnel : inventer cette nouvelle ère démocratique, inhérente à l’évolution des systèmes numériques d’information et de communication, à travers laquelle chacun découvrira de nouvelles réserves pour mieux se comprendre, mieux comprendre le monde, et ainsi mieux développer simultanément sa personne, l’organisation dans laquelle il travaille et la société dans son ensemble. Sans cette réactivité organisationnelle des institutions, l’Europe serait en rupture de sa propre identité. La disparition de tout sentiment européen ne serait alors qu’une question de temps. Reste encore à préciser les concepts de cette nouvelle génération de systèmes politiques, la démocratie citoyenne, puis à l’opérationnaliser à grande échelle.
Inventer la démocratie citoyenne
Aujourd’hui, le projet européen n’est pas compris des citoyens : le rôle des institutions n’est pas bien identifié et le débat sur l’Europe n’a tout simplement pas lieu. Certains pays – Irlande, Pays-Bas, France – ont rejeté le projet de constitution de l’Union européenne qui leur était proposé en 2005. Pourquoi ? Une partie, au moins, de la réponse tient dans la méthode suivie : si le texte a été rédigé par un groupe d’experts, certes très qualifiés, son élaboration ne relevait néanmoins pas d’un exercice correspondant à ce que s’estiment en droit d’attendre tous ceux qui ont dorénavant accès à tout le savoir de l’humanité en quelques clics, mais émettent aussi chaque jour des dizaines de mails, SMS et autres messages électroniques. En effet, le processus rédactionnel est resté hermétique au citoyen qui n’a pas été associé, consulté, ni sollicité. Si le travail a été collaboratif, la collaboration est restée dans un cercle lointain et inaccessible à la grande majorité. En disant non au texte, les citoyens n’ont fait qu’entériner la distance qui les tenait à l’écart de sa rédaction. De tels mécanismes, non interactifs, fermés, qui relèvent de la représentation de tous confiée à une poignée seulement, sont désormais rejetés par une partie croissante des citoyens. Cette délégation d’un pouvoir total ne paraît plus légitime aux yeux du plus grand nombre. La montée de l’abstentionnisme sanctionne la difficulté des États à traiter les enjeux destructurateurs de la société, tels que le chômage, la pollution, les déficits publics.
Ce rejet du projet de constitution de l’Union correspond donc autant, sinon plus, à une sanction de la démocratie représentative qu’au contenu lui-même de la réforme envisagée. Dans de nombreux pays, beaucoup pourraient d’ailleurs parier sur un résultat identique d’un référendum interne qui porterait sur leur propre constitution nationale, pour cette même et simple raison qu’elle ne prévoirait pas plus de les associer aux affaires publiques. Les télécommunications, en donnant la possibilité technique de s’exprimer, engendrent une appétence culturelle à prendre la parole, ce qui rend indispensable d’organiser cette prise de parole de façon structurelle, y compris dans la sphère publique.
La mise en œuvre de la démocratie citoyenne tient en quelques décisions simples relevant avant tout des citoyens, au premier rang desquels les décideurs de toutes les sphères, qui détiennent souvent le monopole de la capacité d’initiative de nouvelles possibilités de réflexion collective vraiment organisée. C’est à la Commission de lancer la spirale en provoquant un choc interrelationnel. C’est au Conseil européen de finaliser l’instauration d’une démocratie représentative digne de ce nom, en opérant deux réformes des institutions. La démocratie citoyenne consiste à activer la part de responsabilité intellectuelle qui réside en chaque personne. Il s’agit de développer la capacité de chacun à contribuer à la recherche de l’intérêt général en prenant en compte la diversité des sources d’information afin d’assumer tous les faits, toutes les idées et toutes les personnes.
Pour les dirigeants, cela suppose d’organiser la participation de tous à la construction d’un raisonnement partagé le plus fouillé possible, qui conclut aux conclusions les plus pertinentes possible. Si personne ne peut prétendre à la cohérence parfaite, pour autant nous ne sommes pas tous schizophrènes : tout au long de la journée, de la semaine, du mois, de l’année, de notre vie, nous développons des comportements que nous reproduisons dans toutes les sphères. Nous avons tendance à adapter nos modes d’action et d’interaction aux opportunités que nous offrent nos environnements. Pour la plupart, nous exerçons nos responsabilités à hauteur de nos possibilités structurelles de les assumer. Aussi, nous intervenons plus et mieux à mesure que nous en avons la possibilité. Cette aptitude qui se développe dans l’une des sphères de notre parcours personnel est utilisable dans toutes les autres sphères. Aussi, chaque décideur, dans les sphères privées et sociales (parents, amis…), professionnelles (chef d’entreprise, syndicaliste, manager…) et sociétales (élus territoriaux, nationaux, européens…) doit adopter un nouveau mode de fonctionnement et renouveler l’organisation de ses interactions avec tous ses interlocuteurs, et même avec toutes ses parties prenantes. Chacune de ces réflexions collectives bénéficie aux organismes qui les déploient, mais tout aussi important, sinon plus, elles abondent toutes à l’ancrage d’une culture de responsabilité de chacun vis-à-vis de tous. Toutes ces démarches convergentes contribuent à la construction simultanée du mieux vivre ensemble et du mieux réussir ensemble à long terme.
Briser les limites de la communication traditionnelle descendante
Les grands dirigeants économiques, politiques ou sociaux ne prennent pas de décision stratégique sans avoir au préalable consulté des spécialistes. Dans la sphère politique, le gouvernement saisit généralement des experts (conseillers ministériels, cabinets d’études, personnalités …) qui élaborent un diagnostic et formulent des recommandations. Les décisions sont alors prises, puis communiquées aux citoyens. Mais, à une époque où chaque citoyen s’estime désormais en situation de se forger une opinion sur les sujets qui le concernent, ce mode de fonctionnement qui relève de la démocratie représentative devient insuffisant. Lorsque les citoyens n’ont pas été associés à la réflexion en amont de la prise de décision, ils peuvent s’estimer en droit de penser que leurs informations, idées et analyses n’ont été ni entendues ni prises en compte. Par conséquent, jugeant que les dirigeants n’ont fait qu’un diagnostic partiel, il peut leur arriver de rejeter la décision par principe.
Dans ces conditions, la communication qui consiste à expliquer des décisions prises peut être perçue comme une forme de propagande qui vise à « vendre » des positions politiques aux citoyens, plutôt que comme une démarche démocratique de co-construction transparente. À l’ère d’Internet, tout décideur est confronté à cette difficulté croissante de construire l’adhésion aux besoins de changement, et, a fortiori, aux solutions qu’il adopte. Cette source de blocages ne peut être traitée que par un processus dans lequel chacun se reconnaît et qui suppose que chacun ait la possibilité de vérifier que ses propres informations ont bien été prises en compte, de façon objective, bienveillante, mais sans complaisance pour quiconque en particulier. Cela suppose la mise en place de mécanismes d’appropriation par les citoyens non pas des décisions des dirigeants, mais des enjeux du collectif.
Il s’agit de concevoir et d’installer, en plus des processus classiques de décision, des processus de réflexion préalable à la décision : consulter les citoyens (ou les collaborateurs dans l’entreprise) non pas sur leur satisfaction vis-à-vis des décisions prises, mais en amont des décisions, pour que chacun contribue à la formulation du diagnostic et des raisons éventuelles de la nécessité du changement, mais aussi à l’étude comparative des arbitrages possibles. À mesure de la compréhension partagée des contraintes et des opportunités, la décision devient plus claire, y compris lorsqu’elle déstabilise des intérêts particuliers et corporatifs pour mieux les équilibrer. Mesurant mieux la complexité de la situation, se projetant mieux dans un avenir à plus long terme, les personnes s’extraient alors peu à peu de leurs réflexions partielles et partiales pour entrer dans un raisonnement moins subjectif, prenant en compte un plus grand nombre de paramètres.
Le développement d’une posture favorable au changement naît du croisement de la conscience de la complexité des choses, de l’enchevêtrement des intérêts particuliers, des phénomènes sociaux, économiques, politiques, culturels dans lesquels chacun est partie prenante et de la confiance dans le mécanisme d’écoute de toutes les sources d’information, de recherche de toutes les données et idées, engendrée par le sentiment personnel d’être écouté et entendu. Mettre en place ce type de mécanisme suppose de construire un système dans lequel l’information circule selon un triple mouvement : ascendant, descendant et latéral. Il convient pour cela de mobiliser tous les acteurs en situation d’intermédiation dans la société (organismes professionnels, réseaux associatifs, collectivités locales, etc.) et dans l’entreprise (partenaires sociaux, collaborateurs, encadrement, clients, fournisseurs, partenaires, etc.) dans la réflexion collective préalable (et non dans la décision, qui appartient au décideur) pour piloter le changement sans heurt, en anticipant les conflits. L’implication des personnes dans la réflexion en amont a une vertu responsabilisante qui fluidifie la formulation et la mise en œuvre du changement en aval.
Lancer la spirale de la démocratie citoyenne : les États généraux de l’Europe
Le signal de l’entrée dans la démocratie citoyenne consiste à passer de l’Europe des normes, à l’Europe des projets, de l’Europe contraignant ses sujets à l’application de règles, à l’Europe entraînant ses citoyens dans la co-construction d’une société nouvelle et innovante. Pour cela, la Commission européenne doit lancer une grande démarche qui soit en elle-même un modèle de démocratie citoyenne : les États généraux de l’Europe. Tous les organismes citoyens et entreprises citoyennes doivent être associés et invités à participer activement à l’invention de la société à venir en activant eux-mêmes des modules de dialogue. Pour impulser la démocratie citoyenne, il convient d’organiser les États généraux de l’Europe sur une trentaine de grands sujets, dont notamment : santé, chemins de fer, aéronautique, automobile, télécommunications, informatique (Internet, sécurité…), médias, énergie, matières premières, environnement (air, eau, sols), alimentation, audiovisuel, culture, immigration, sphère sociale (lois, rémunérations…), fiscalité, secteur bancaire, sécurité, défense, éducation, tourisme, rapports intergénérationnels et d’autres thèmes clés.
Une feuille de route ambitieuse devrait être construite pour chaque projet. Si le cahier des charges est le même pour l’ensemble des sujets, chacun devra être déployé selon un calendrier qui lui est propre. Pour chaque sujet, la Commission doit constituer une instance de pilotage ad hoc, dont l’ensemble paraît légitime aux yeux de toutes les parties prenantes. Pour cela, ce groupe de personnalités doit réunir des grands acteurs et grands observateurs issus des différentes sphères économique, sociale, politique, publique, universitaire, recherche, associative, ainsi que des médias. Tous les territoires doivent pouvoir suggérer des participants à l’instance de pilotage. L’objectif assigné à l’instance de pilotage devrait consister à concevoir et fonder l’Europe de 2050 en termes d’innovation, de recherche, de compétitivité, de réglementation, de mutualisation de l’information, de développement de l’emploi, de la performance et du lien social. Pour chacun des sujets des États généraux, la méthode de démocratie citoyenne devra être appliquée à grande échelle, en impliquant tous les citoyens qui le souhaitent, sur tous les territoires, en activant de façon coordonnée et dans un même processus plusieurs outils et démarches existantes, dont notamment l’Eurobaromètre, les modules de dialogue et un progiciel de dialogue.
…la Commission européenne doit lancer une grande démarche qui soit en elle-même un modèle de démocratie citoyenne : les États généraux de l’Europe.
Dans un premier temps, la Commission doit auditionner des grands acteurs et observateurs dans le double objectif de constituer un prédiagnostic, mais aussi d’identifier les personnalités dont les équations personnelles respectives pourront former une équation collective légitime aux yeux de tous pour piloter la démarche des États généraux thématiques. Sur la base des enjeux formalisés, un questionnaire peut être établi et activé dans la cadre de l’Eurobaromètre (26 500 personnes interrogées : 1 000 par pays, 500 pour le Luxembourg, Chypre et Malte). Les résultats de l’activation de l’Eurobaromètre établissent une étude européenne, mais doivent être également traités de façon à aussi obtenir un kit de débat public, qui doit être réutilisable à l’envi par tous les territoires, entreprises, associations, syndicats, médias, écoles, universités qui souhaitent organiser le dialogue avec leurs propres parties prenantes sur le thème traité. Le véritable lancement des États généraux thématiques au niveau européen se tiendrait lors d’un événement de présentation du pré diagnostic, des résultats de l’Eurobaromètre, ainsi que de l’outillage et du calendrier de travail arrêté par l’instance de pilotage.
Toutes les organisations, dans tous les territoires européens, seraient appelées à participer et se verraient proposer l’outillage du débat public. L’acte le plus important et le plus visible de cet instant fort consiste donc en un appel à propositions. La mission de l’instance de pilotage après ce premier évènement consistera à mobiliser tous les acteurs européens pour qu’ils activent leur propre module de dialogue et à agréger et analyser toutes les informations, diagnostics et propositions qui en découleront. De nouveaux kits de débat public pourront être mis au point pour creuser telle ou telle sous-thématique, idée ou proposition.
Lorsque l’instance de pilotage aura permis la tenue de suffisamment de débats publics dans les territoires et de débats internes au sein des organisations, que le brassage des faits et des idées aura eu lieu, et que toutes les parties prenantes s’y retrouveront, un grand événement de clôture peut être organisé : les États généraux de l’Europe. Le diagnostic, la vision et les projets alors présentés seront optimisés tant dans leur contenu que dans le niveau d’appropriation par la société européenne dans son ensemble. Ainsi organisés, les États généraux constituent un processus de dialogue à grande échelle sur les grands enjeux de stratégie continentale et promeuvent sa déclinaison au sein des organisations sur leurs propres enjeux. Les États généraux constituent l’acte fondateur de la démocratie citoyenne en Europe : ils seront l’outil et le moment de passage à l’âge de raison de l’Union européenne.
Les États généraux de l’Europe auront des incidences multiples. Pour les personnes : favoriser les rencontres entre tous les Européens et multiplier les liens entre les Européens ; faire vivre une nouvelle dimension de l’Europe à tous les citoyens, bien réelle, qui s’ajoute à l’Euro et au passeport européen ; favoriser l’épanouissement des Européens en donnant à chacun la possibilité de mieux se projeter dans son avenir et dans celui du continent. Pour les organisations publiques et privées : favoriser le croisement des idées et des énergies pour multiplier les projets et partenariats sur le terrain ; initier une gouvernance relevant de la démocratie citoyenne au sein de tous les organismes qui abonderont aux États généraux de l’Europe. Pour l’Europe : définir une stratégie globale avec repérage de projets clés, coordination des moyens et des talents, construction du contexte réglementaire propice à l’émergence de la performance globale et de la cohésion sociale ; construire des synergies et des partenariats à grande échelle à l’instar d’Airbus, réfléchir à la façon de donner naissance à de nouveaux champions mondiaux, ce qui peut amener l’Union à repenser le dogme du refus du monopole pendant certaines périodes ; adapter la gouvernance de l’Union en précisant les rôles de l’Union et de ses instances, celui des États et celui des citoyens. Enfin, pour la culture de paix et la démocratie : proclamer l’avènement de la troisième génération des systèmes démocratiques ; construire une culture de responsabilité intellectuelle refondatrice de la démocratie en Europe ; redevenir un modèle pour la communauté mondiale.
Adapter les institutions
La démocratie citoyenne ne vise pas à remplacer la démocratie représentative : elle la complète. Pour la mettre en œuvre au niveau européen encore faut-il que la démocratie représentative y soit une réalité. Or, les institutions européennes sont structurellement éloignées du citoyen. En effet, en 2017, les maîtres de l’Europe sont les 27 chefs d’État ou de gouvernement. Ils composent le Conseil européen, lequel désigne le Président de la Commission.
Or, l’élection de ces grands dirigeants s’opère dans un cadre national, sur des projets nationaux. Ces élus n’ont donc pas de mandat pour porter un projet européen. Cependant, ce sont eux qui pèsent le plus sur la destinée de l’Europe. De plus, cet organe suprême de la conduite de la politique communautaire ne se réunit que deux fois par an, et c’est lui qui désigne le Président de la Commission jusqu’à présent. La légitimité du Président de la Commission n’est donc qu’indirecte, au troisième degré, et construite sur la légitimité de projets nationaux et non communautaires. Les 755 députés du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct. Leur élection, isolée de tout autre enjeu, leur confère une responsabilité concentrée sur le projet européen.
En 2014, pour la première fois, ce sont eux qui ont élu le Président de la Commission, dont la légitimité n’est donc plus qu’au deuxième degré. Les candidats à la Présidence doivent donc désormais faire campagne sur des projets spécifiquement centrés sur la conduite de l’Union auprès de ces grands électeurs que deviennent les députés européens. Cette modification du mode de désignation a engendré un débat entre différentes propositions de feuilles de route. Mais ce débat est toutefois resté au niveau du Parlement et n’a pas encore irrigué l’ensemble de la société européenne. Autre élément limitatif du débat : le délai restreint entre l’élection des députés et celle du Président de la Commission.
Afin que le projet de l’Union soit celui des Européens, il est nécessaire que le débat public ait lieu, que des alternatives soient proposées et réfléchies par tous et avec tous. Afin que l’intérêt général de tous les Européens soit porté de façon plus ferme, plutôt que de bâtir un lien inter-États, il est nécessaire d’instaurer une légitimité qui dépasse les États. Afin de dépersonnaliser la fonction et désigner des personnes qui ne s’occuperont que de l’Europe lorsqu’elles seront en fonction, il est nécessaire d’interdire tout cumul de mandats et d’en limiter la durée afin de s’assurer que toutes les actions et décisions des élus visent bien l’intérêt général européen et non juste leur réélection et donc leur seule carrière personnelle. Il convient même d’en encadrer le renouvellement, voire d’en interdire la renouvelabilité immédiate, afin que personne ne puisse se succéder à lui-même et qu’au moins un mandat s’écoule avant de retrouver l’éligibilité dans une même fonction. Afin que l’Union soit incarnée, portée d’une voix audible, il est nécessaire de renforcer la visibilité du Président de la Commission. Il convient pour cela d’instaurer un mode de désignation du Président de la Commission via le suffrage universel. Si l’on souhaite conserver l’affirmation de l’existence des nations au sein de l’Union, le système électoral pourrait être copié sur celui des États-Unis, avec l’élection d’un collège de grands électeurs par État, chaque État étant doté d’un poids relatif qui pourrait correspondre à la répartition des sièges au Parlement.
Actuellement, les chefs d’État ou de gouvernement sont regroupés au sein du Conseil européen. Ces dirigeants sont tous élus sur des programmes nationaux, après des débats sur des enjeux essentiellement nationaux, dont l’Europe ne constitue donc qu’une infime partie. Leurs citoyens leur délèguent ainsi une responsabilité pour diriger leur nation, et non pas l’Europe. Leur légitimité est donc d’ordre national, et non pas européenne. Les laisser diriger l’Union revient à noyer le projet européen sous des contraintes nationales. Afin que les enjeux de l’Union soient lisibles, il est nécessaire que des grands acteurs issus de tous les pays soient mandatés pour prendre en charge en permanence les enjeux et projets portant spécifiquement sur la dimension européenne. Chaque pays pourrait élire un nombre restreint de sénateurs au suffrage universel direct. Selon leur poids respectif, la quantité de sénateurs varierait entre un et cinq sénateurs afin que le Sénat européen ne contienne qu’un nombre limité d’élus, autour d’une centaine. Le Sénat se verrait attribuer les responsabilités du Conseil européen, lequel ne conserverait qu’un droit de veto. Ces évolutions institutionnelles convergent avec la démocratie citoyenne. Elles aideront à construire le fonctionnement, mais aussi les symboles de l’Europe et contribueront à rendre lisible les décideurs européens et leurs décisions. Mais elles ne remplaceront pas la démocratie citoyenne elle-même.
Irriguer toutes les organisations
Pour se développer à l’échelle d’un territoire, la culture du dialogue doit irriguer chaque organisation, publique ou privée. La réussite du corps social dans son ensemble est inextricablement liée à la réussite de chacune de ses composantes. Développer le lien social et la performance au sein de la société européenne suppose ainsi que toutes les organisations se dotent de processus de réflexion collective qui impliquent leurs interlocuteurs internes et externes en amont de leurs décisions : les entreprises avec leurs collaborateurs, clients, actionnaires et partenaires en conférant un rôle nouveau à leurs managers, leur Comité de Groupe, leur Comité d’entreprise, leur Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ; les partenaires sociaux et les associations avec leurs permanents, leurs bénévoles, leurs adhérents, leurs donateurs et bénéficiaires ; les collectivités territoriales et administrations avec leurs administrés, usagers, contribuables, et également avec les acteurs associatifs et économiques de leurs territoires ; l’État avec les citoyens, en impliquant tous les acteurs énumérés ci-dessus ; les écoles, les lycées et les universités, avec les écoliers, les lycéens et les étudiants ; les parlementaires, avec les citoyens de leur circonscription.
Pour activer la démocratie citoyenne à travers l’activation de la part citoyenne de chaque personne, tous les décideurs doivent ajouter des processus de réflexion collective en amont de certaines de leurs décisions. Ce dispositif nouveau ne consiste ni à partager la décision qui reste dans les mains du décideur, ni à le soumettre à des contrôles continus de toutes part, qui doivent être animés indépendamment. Pour participer à l’activation de la démocratie citoyenne, chaque décideur doit animer au sein de l’organisme qu’il dirige des modules de dialogue sur des enjeux choisis, et selon des méthodes précises. Privé ou public, économique ou social, tout organisme qui veut se comporter en citoyen se doit de participer à la définition de notre avenir commun. Il assume sa part de responsabilité dans la construction d’un futur commun, en considérant que chacun de ses interlocuteurs doit bénéficier des mêmes possibilités d’assumer, lui aussi, sa part de responsabilité.
Pour les traiter tous comme des citoyens, il doit s’assurer de bien les placer en situation de participer à la réflexion collective et prendre en compte dans ses mécanismes d’évaluation toutes les compétences, tous les talents et toutes les valeurs dont ils font preuve dans leurs engagements professionnels et extraprofessionnels au service de l’intérêt général. Dans un environnement en mutation accélérée, la clé de la performance et de la cohésion de toute organisation, publique ou privée, réside dans l’implication de ses salariés dans la recherche de l’intérêt général à long terme de toutes ses parties prenantes. Pour cela, chacun doit pouvoir mieux se comprendre et se développer à titre personnel, tout en contribuant à l’invention et à la mise en œuvre de nouveaux produits et services, ainsi que de nouvelles pratiques et de nouveaux modes organisationnels.
Pour se développer à l’échelle d’un territoire, la culture du dialogue doit irriguer chaque organisation, publique ou privée. La réussite du corps social dans son ensemble est inextricablement liée à la réussite de chacune de ses composantes.
Chaque organisme doit donc organiser des processus de dialogue qui associent ses interlocuteurs et partenaires sur deux grands types de sujets : les enjeux liés à ses rôles et services sur ses marchés et territoires, et la façon dont il doit s’organiser en interne pour assumer ses rôles. Pour cela, il lui faut préciser et affirmer sa raison d’être à long terme, puis outiller ses managers afin qu’ils déploient des mécanismes de débat constructifs et productifs dans leur propre périmètre de responsabilité. À travers cette nouvelle approche du management, en les associant à l’élaboration de ses projets économiques, il transforme ses salariés en collaborateurs. L’enjeu est la mise en place d’espaces d’écoute et de dialogue entre interlocuteurs au sein de chaque strate de la hiérarchie, et entre toutes les strates. Car, effectivement, dans un monde où réactivité et vitesse d’exécution font force de droit, face au flux continu de stimuli qui constitue autant d’impératifs urgents, qui occultent l’indigence du lien social, les temps de dialogue obligent à la prise de recul.
La question d’instituer une culture de dialogue se pose en termes de pouvoirs : les dirigeants ont-ils la volonté de mettre en œuvre de tels processus ? Bien sûr, l’affirmation d’une telle volonté ne peut être dissociée de l’état situationnel de la société ou de l’entreprise. A fortiori, en période de crise, lorsque les possibilités d’activer une démarche d’écoute mutuelle coûteuse en temps s’effacent souvent derrière les contraintes environnementales (d’ordre structurel ou conjoncturel, humain ou économique…) : manque de moyens, d’envie, de temps, d’argent, de compétences… Mais même quand la volonté affichée par les dirigeants l’emporte, il faut encore se préoccuper de leur capacité personnelle à maîtriser les processus de dialogue. Car écouter ne constitue pas le pôle passif de l’échange, comme si chacun d’entre nous prenait à son tour le micro dans une succession de monologues. Donner la parole n’est pas donner raison, c’est aussi se donner la possibilité de comprendre son interlocuteur pour le faire progresser (en lui expliquant), développer sa conscience des contraintes et opportunités (en développant sa réflexion) et surtout de découvrir avec lui des relations nouvelles, parfois non encore formulées par quiconque.
Aussi faire réfléchir autrui ne suffit pas : il faut réfléchir ensemble. L’échange d’arguments organisés constitue le levier le plus probable de partage des constats, et permet de se donner des projets et objectifs communs. Ainsi, se donner du temps pour l’échange, revient à définir et établir les cadres permettant de dépasser les intérêts particuliers et de générer l’accomplissement des acteurs et des systèmes, dans une logique de construction de la responsabilité collective porteuse d’un meilleur vivre ensemble et de plus de performances au bénéfice de tous. Organiser la réflexion collective est une évolution indispensable pour mieux réussir ensemble et mieux vivre ensemble. Il s’agit d’inventer et de déployer une démarche de maïeutique sociale et sociétale qui constitue un nouveau processus pédagogique pour aiguiser la compréhension et le pilotage de la société. Tous les décideurs de toutes les organisations doivent instaurer des mécanismes de réflexion collective. Pour être efficaces, de tels dispositifs doivent être largement ouverts, mais aussi répondre à un cahier des charges très structuré. Ils doivent être conçus comme des modules de dialogue.
Pour sensibiliser ses interlocuteurs à la nécessité de s’engager pour l’intérêt général, il est indispensable d’évaluer et de promouvoir toutes les idées, expériences et talents de chaque personne, qu’ils soient révélés par l’école, l’entreprise, ou quelque autre organisme que ce soit. C’est l’objet du CV citoyen. Chaque organisation peut à travers lui, se placer en situation d’identifier toutes les compétences, professionnelles comme extraprofessionnelles, ainsi que les meilleures pratiques et les meilleures idées. L’utilisation du CV citoyen est un vecteur d’optimisation des liens de l’entreprise avec chacun de ses interlocuteurs à partir du moment où il permet de conjuguer les engagements citoyens des salariés avec ceux de leur entreprise. Celle-ci peut même leur proposer de s’impliquer dans des programmes d’engagement citoyen choisis ensemble. En conjuguant mieux les valeurs et en utilisant mieux les compétences, elle renforce ses liens avec ses collaborateurs, clients et partenaires, tout en assumant mieux sa Responsabilité sociale d’entreprise (RSE). Tout comme un citoyen assume sa part de responsabilité dans la cité sans pour autant délaisser ses sphères privée, sociale et professionnelle, un organisme (entreprise, syndicat, association…) qui se comporte de façon citoyenne s’attache également à conjuguer la recherche de l’intérêt général avec ses propres intérêts particuliers à court terme.
Une démocratie inclusive
Déployée à grande échelle, la démocratie citoyenne est un outil qui imprègne à la fois la collectivité dans son ensemble et la personne humaine en particulier. Permettant de mieux appréhender la globalité des problèmes, elle amène à mieux en cerner les solutions ; améliorant ses capacités d’émission et de réception, à l’écoute des autres, la personne comprend mieux son environnement, sa place actuelle et potentielle qui est la sienne et in fine se comprend mieux elle-même. L’efficacité du système dépend cependant de l’aptitude des citoyens à participer. Leur donner la parole suppose en effet qu’ils sachent la prendre : leur attitude et leurs aptitudes constituent un préalable. Si un véritable citoyen se sent responsable de sa patrie, participer constructivement n’est toutefois pas évident. Tout le monde n’en a pas foncièrement les capacités. Rousseau soutenait que « de lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le connaît pas toujours ». La formation est donc une clé indispensable : comprenant les enjeux, chacun forme sa propre opinion et la responsabilisation politique du plus grand nombre devient possible. Mais comment améliorer la compréhension des citoyens si l’on ne connaît pas leur niveau de savoir ? À l’image des grandes écoles ne délivrant de diplôme que lorsque l’étudiant a effectué des stages sur le terrain, il est difficile d’apprendre sans faire d’exercices pratiques. L’expérience est indispensable à tout apprentissage.
Plongé dans un bain démocratique équilibré le contraignant au dialogue et à l’écoute active, chaque personne s’adapte au système qui l’environne. Ayant la possibilité de s’exprimer et se sachant entendu, son attitude devient plus constructive, sa sensibilisation aux enjeux mûrit et son savoir se développe. Elle s’habitue à chercher l’intérêt général, le bien commun se trouve confronté à la diversité des faits et découvre peu à peu le bon sens, par elle-même. Comme l’élève révise en vue de l’examen, le citoyen prépare d’autant mieux ses interventions qu’elles sont plus entendues. Plus il sera responsabilisé, plus il demandera de lui-même à acquérir de nouvelles connaissances afin de toujours mieux assumer sa responsabilité de prise de parole et d’expression publique. Ainsi, le préalable devient la conséquence : pour que le citoyen apprenne à s’exprimer, il faut lui donner la parole. La maturité des citoyens réside ainsi dans le mode de gouvernement : le système politique doit les responsabiliser. Chacun doit traiter autrui en adulte. Les psychanalystes de l’enfance savent qu’il faut parler aux nourrissons comme s’ils étaient en mesure de tout comprendre. S’ils n’ont pas la connaissance qui leur permettrait d’intégrer les mots qu’ils entendent, ils en saisissent toutefois la sensation générale. De la même façon, toute organisation doit créer des liens de responsabilité avec ses interlocuteurs. Ainsi, instaurer la démocratie citoyenne revient à responsabiliser intellectuellement toutes les personnes.
Des tribunes accessibles à tous
L’homme s’adapte à son environnement. L’évolution biologique des espèces prouve à quel point nous pouvons muter : les poissons ont su apprendre à respirer, puis à voler… Ne sous-estimons jamais l’influence des contraintes que nous imposons à autrui sur l’évolution de ses comportements. En permettant la participation à la réflexion en amont des décisions, le système confère de l’importance à ceux qui prennent la parole. Or, quand la capacité d’intervention est réelle, l’inertie n’est pas neutre : chacun sent bien alors que la partie adverse l’emporte par défaut et sans effort dès qu’elle a le champ libre. En conséquence, plus ils sont responsabilisés institutionnellement et savent que leur poids peut faire pencher la balance, plus les citoyens veulent participer. Leur volonté d’intervenir est proportionnelle à leur capacité opératoire : leur aptitude juridique entraîne leur acceptation, puis leur désir de porter une partie du poids. Ainsi, la responsabilisation politique est mère de la responsabilité éthique. De plus, à mesure qu’ils acquièrent un comportement politique plus responsable, les citoyens veulent légitimement exercer leurs responsabilités en pesant sur le pouvoir. Celui-ci doit alors consentir à accroître encore leur capacité d’intervention. Ainsi, si le système s’entrouvre, le mouvement d’ouverture s’auto-entretient et se poursuit progressivement : plus on l’ouvre, plus il faut l’ouvrir.
Comme tout organe ou composante de pouvoir, les citoyens, mettant le doigt dans l’engrenage, voudront exercer une ascendance toujours plus grande. Automotivés, ils se donneront la capacité de toujours mieux comprendre, pour toujours mieux intervenir. En construisant des tribunes accessibles à tous, chacun y allant de ses arguments et écoutant les objections, le débat devient plus cohérent. Progressivement, il s’ensuit une prise de conscience générale des préoccupations du long terme. Les faits, décrits et expliqués par des sources multiples et opposées, sont mieux décortiqués et analysés. Aussi, la barre de machiavélisme à atteindre pour manipuler se place toujours plus haut. En soumettant le citoyen à une multitude d’avis, la démocratie citoyenne le confronte à des informations, à des vérités auxquelles il n’avait pas accès, ou même qu’il refusait de voir, ce qui l’aide à sortir progressivement de son incompréhension, et même de sa naïveté. À l’image des dictatures de l’Est européen, tombées du fait des voies de communication qu’elles ne parvenaient plus à maîtriser, la crédulité fait progressivement place à la circonspection grâce aux nouveaux outils de télécommunication, incomparables pour la participation.
Les conditions sont alors réunies pour que chacun puisse contribuer à chercher et appliquer les meilleures solutions. Ainsi, la constitution d’un système qui permet une véritable participation a pour conséquence directe la responsabilisation des personnes à l’amélioration de l’ensemble de la société. Mais les implications indirectes sont plus positives encore : en donnant au citoyen les moyens de peser sur les décisions publiques, fondamentales pour son propre avenir, lui permettant de prendre en charge son environnement, la participation politique lui fait réaliser que sa propre vie dépend de lui. Ainsi, son comportement personnel évolue, et à mesure qu’il acquiert la faculté d’assumer plus complètement ses rôles économiques et sociaux, il devient également plus responsable dans sa vie professionnelle et privée, et donc plus maître de son propre destin. Sa responsabilisation systémique fait du citoyen un homme libre. Inversement, sa déresponsabilisation politique le met en situation de dépendance et de soumission dans toutes les sphères de sa vie, y compris professionnelle, sociale et même personnelle.
Instaurer la démocratie citoyenne revient à transformer les salariés en collaborateurs.
Une économie plus performante
La généralisation des comportements individuels responsables a des effets mesurables sur l’économie. Des salariés plus performants font des entreprises plus performantes. Lorsque chaque composante de la société et chaque salarié intègrent mieux les contraintes d’autrui, la conscience globale des problèmes s’accroît. Quand les objectifs sont mieux définis et mieux partagés, chacun comprend mieux l’importance de son rôle, et personne ne se considère plus comme un simple pion manipulé ni infantilisé. Quand l’adhésion à leur projet est plus large, l’efficacité des entreprises est plus grande. Il apparaît donc que l’activité des salariés dans l’entreprise va de pair avec celle des citoyens dans la cité. Instaurer la démocratie citoyenne revient à transformer les salariés en collaborateurs. Chacun devenant plus prévoyant et vigilant, l’État, mieux conseillé par des citoyens plus éclairés, donc mieux géré, oriente plus correctement les énergies. Ainsi la vitalité de l’économie du territoire s’accroît. Des exemples rapides permettent de confirmer la corrélation entre la richesse des nations et leur niveau démocratique.
Les États-Unis, élisant leur Président pour quatre ans (renouvelables une seule fois) ont la rotation du pouvoir la plus élevée de façon sereine ; ils sont la première puissance mondiale. En vingt-deux ans, de 1972 à 1994, le Japon a vu se succéder douze Premiers ministres. Dans le même temps, il a atteint les premiers rangs mondiaux en termes de puissance financière et innovatrice mondiale… La fréquente pratique du référendum par les Suisses est corrélée à leur niveau de vie, l’un de plus élevés du monde bien qu’isolés géographiquement et politiquement. Le succès de Singapour, petit État récent sans ressources naturelles, est à chercher dans sa capacité à avoir formulé un projet stratégique précis, ainsi que dans son mécanisme d’intégration des communautés en imposant des quotas ethniques par quartier. Hormis les grands producteurs de matières premières qui ne doivent pas leur richesse à leur dynamisme, mais à leur sous-sol, les dictatures sont loin dans le classement en termes de revenu par habitant et de performance globale. La chute de Saïgon et la prise de pouvoir par les communistes qui instaurèrent une dictature en 1975 ont amené le Vietnam à monter aux premiers rangs de la pauvreté mondiale dans les années quatre-vingt, tandis que les débuts d’ouverture politique des années quatre-vingt-dix ont rapidement entraîné une croissance économique à deux chiffres…
Excepté pour les grands producteurs de matières premières, le classement des pays par leur situation économique est proche de celui de l’ouverture de leur système politique. Les pays les plus riches sont ceux où le débat est le mieux organisé ; les plus pauvres ceux où il l’est le moins bien. Les pays dont la croissance est la plus forte sont ceux qui viennent de subir les avancées démocratiques les plus importantes par rapport à leur situation antérieure. La démocraticité d’un pays a un impact certain sur sa vie culturelle et sur sa santé économique.
Placer la démocratie citoyenne au cœur des systèmes politiques
La force des nations se mesure à la quantité d’esprits à leur service, ainsi qu’à la qualité des actions que chacune de leur composante peut exercer. Du nombre de lieux de débats constructifs et de contre-pouvoirs puissants dépend l’efficacité du gouvernement. Il faut sans doute disposer quelques verrous afin de ne pas laisser prendre la prééminence à des antidémocrates à la faveur d’une crise. Saint-Just martela : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». De même, il ne saurait y avoir de démocratie avec les ennemis de la démocratie. Certains la rejettent, d’autres la voient comme une étape vers le pouvoir absolu, d’autres enfin veulent se l’approprier pour leur seul bien personnel. Comme le parti nazi en Allemagne, le FIS en Algérie ou les frères musulmans en Égypte, les organismes prônant la remise en cause de la démocratie doivent être traités avec la plus grande attention.
Si chacun doit bénéficier d’une capacité d’expression égale, ceux qui sont en rupture avec les valeurs démocratiques ne devraient pas pouvoir accéder au pouvoir par la démocratie. C’est là la limite du principe : tolérance n’implique pas naïveté et acceptation du suicide politique collectif. Dans un système démocratique parfait, la meilleure façon d’anéantir les extrêmes serait de les laisser vivre juridiquement et de les détruire par le débat. En attendant de créer cet idéal, il convient de veiller attentivement à ce qu’ils ne puissent pas accéder au pouvoir, sans jamais briser la réflexion collective en s’aliénant une partie du corps social. Voilà pourquoi, le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique interdit la limitation de la liberté d’expression.
Les États qui dépersonnalisent l’exercice du pouvoir affirment leur ascendant sur les autres. Mieux organisés, dotés d’un système politique plus ouvert et comptant plus de contre-pouvoirs, ils réduisent leurs risques d’erreurs, élèvent leur perspicacité, et entraînent une plus grande proportion de leurs citoyens dans la mise en œuvre des énergies convergentes vers des projets plus ambitieux. Les États les plus durables ont la démocraticité la plus élevée. Inversement, les systèmes les plus fermés sont moins préparés au changement, moins aptes à le gérer, peuplés de citoyens moins agiles et se condamnent tout seul à la disparition avec celle de leur chef charismatique. Mais, être relativement le plus démocratique ne suffit pas. Il faut l’être intrinsèquement. En effet, la conquête engendre l’absorption d’États moins ouverts, multiplie la quantité et la diversité de citoyens, mais aussi la difficulté des problèmes à prendre en charge, jusqu’à la constitution d’un domaine trop grand pour les structures initiales, qu’il faut actualiser sous peine de dégénérescence. C’est une question de vie ou de mort pour l’État : la machine s’enraye si elle n’évolue pas avec la montée de la complexité des problèmes. Lorsque le meilleur degré de démocraticité est en place, non seulement les citoyens n’ont pas à remettre en cause le fonctionnement de l’État pour s’exprimer, mais chacune de leurs interventions le fortifie. Sa survie est donc assurée.
Les partis sont les piliers de la vie politique. Leur aptitude à réagir dépend de leurs procédures internes de fonctionnement. Variable, leur démocraticité a une influence directe sur leur efficacité. En France, par exemple, les partis politiques sont centralisés, à l’image de la culture et des structures étatiques. N’ayant pas de place pour exister en leur sein, chaque génération de Français doit créer de nouveaux partis pour être entendue, et reproduit le même scénario de fermeture de l’appareil afin de se protéger contre les prétendants. Aussi, aucun parti ne perdure longtemps au-delà de la disparition de son créateur : l’UDF a disparu avec la carrière politique de Valery Giscard d’Estaing ; le RPR avec celle de Jacques Chirac, l’UDR avec celle de Charles de Gaulle… À l’inverse, en Angleterre, les trois grands partis actuels ont plus d’un siècle d’existence, et deux d’entre eux sont même issus des premiers Whigs et Tories constitués en 1680 !
Les possibilités de débat interne permettent la régénérescence et la réactualisation continue des idées et des personnes. Il en va de même aux États-Unis, où les deux seuls mêmes appareils existent depuis près de deux siècles. Les Républicains et les Démocrates constituaient en effet déjà la représentation de la société en deux grands pôles avant la guerre de Sécession, et, bien que le débat ait radicalement changé de terrain, ils le sont toujours aujourd’hui. Si aucun Président n’a jamais été élu hors de ces deux structures, c’est parce qu’elles sont structurées pour chercher à chaque fois de meilleures idées et de meilleurs candidats. Ainsi, jamais un Président vaincu à une précédente élection n’a pu obtenir l’investiture de son parti : Théodore Roosevelt s’est représenté en créant son propre parti en 1912, et a été battu. Le parti progressiste ne vécut que quatre ans et disparu dès 1916. Tout comme les États dont le mode de gouvernement instituant la participation du plus grand nombre affirment leur prédominance sur les autres, les partis aux espérances de vie et de victoires les plus élevées sont ceux qui savent se doter des procédures démocratiques de fonctionnement permettant aux forces nouvelles d’occuper en leur sein même la place qu’elles méritent. Ainsi, les idées sont débattues, le bien commun et l’intérêt général sont plus vigoureusement recherchés, et les partis restent en phase avec la société ; leur survie est assurée.
Un outil de gouvernance, de cohésion sociale et de performance
La démocratie citoyenne est une méthode socratique, consistant à se mettre en question de manière organisée et constructive, appliquée non plus seulement à un individu, mais à l’ensemble de la société. Son but est la recherche de la meilleure voie, sans esprit partisan. Intégratrice de tous les faits, de toutes les idées et de toutes les personnes, elle libère des tabous, des idées reçues et développe l’esprit d’initiative. C’est une démarche holistique qui produit simultanément : étude, débat, formation, communication, mise en mouvement du corps social. Plus l’écoute est large, moins l’on risque d’omettre de signaux d’alerte et d’idées nouvelles. Plus le nombre de contributeurs est élevé, meilleures sont les solutions apportées. Mieux les décisions sont comprises, plus elles sont entraînantes et plus forte est la cohésion sociale. Quelle force aura la société qui, sachant mettre les citoyens au service de la recherche du mieux vivre ensemble et du mieux réussir ensemble à long terme, bénéficiera de leur quantité phénoménale d’énergie et d’idées !
La démocratie citoyenne développe le lien social et la performance durable. En organisant la réflexion collective, elle donne à chacun la possibilité équitable de mieux exercer son propre libre arbitre, et d’aider autrui à mieux exercer le sien. En organisant la rencontre des idées et des personnes, elle aide en pratique les citoyens à s’inscrire durablement dans de meilleurs vivre-ensemble et réussir-ensemble.
La mise en place d’une démocratie citoyenne entraîne le passage à un nouveau paradigme social. Elle permet de faire un diagnostic et d’établir un état des lieux de l’existant le plus objectif et le plus proche de la réalité : la recherche de solutions élargie à tous renforce l’acuité de l’observation. Bien sûr, l’écoute implique d’entendre quelques simplismes, mais comme Rabindranath Tagore l’énonçait : « Si vous fermez la porte à toutes les erreurs, la vérité restera dehors ». Seule une attention profonde permet de percevoir les immanquables non-dits. La confrontation de points de vue différents sert de base à l’identification de vision et de repères communs, de valeurs partagées, de religos et des priorités collectives. Plus la quantité de matière grise au travail est grande, plus les idées nouvelles et l’innovation sont nombreuses et pertinentes.
La démocratie citoyenne ne permet pas seulement de photographier l’opinion, mais d’en filmer le mouvement, d’en comprendre les raisons et d’identifier les différents cheminements possibles. Montrer quels arguments et quels vecteurs utiliser pour construire la transformation dépasse la seule évaluation statique, et repère les conditions de la mobilité et de la transformation sociale. La démocratie citoyenne intensifie le débat démocratique : écouter les acteurs fait croître leur participation. Certains arguments nécessitant de plus longues explications sont alors mieux compris parce que plus attendus. Les écarts avec leur propre avis les conduiront à s’interroger, à assimiler les arguments clés et donc à mieux comprendre. L’écoute des publics devient plus attentive, la perception des enjeux plus fine et le débat de meilleure qualité.
Ayant pris la parole, on écoute généralement mieux les réactions à ses propos. Participant au débat, réfléchissant en interaction avec toutes les parties prenantes, chacun comprend mieux les enjeux. Ainsi, ceux qui formulent des propositions, attentifs à l’analyse qui en est faite, appréhendent mieux leur degré de validité et aiguisent leurs arguments. Plus le participant est actif, plus sa compréhension s’affine : si la base de toute participation constructive est le savoir, inversement, nous nous formons en participant. Ainsi, même s’il ne se dégage aucune solution nouvelle, la démocratie citoyenne est un fantastique outil de formation. Les raisons des écarts des positions des différents profils d’acteurs étant mieux compris, les idées nouvelles soutenues par les cibles les plus informées sont de facto crédibilisées et des idées reçues disparaissent parce que rejetées. Ayant réellement écouté, les responsables peuvent user de leur droit de réponse et expliquer leurs positions avec plus de chances d’être entendus.
La démocratie citoyenne met en mouvement le corps social. Lorsque les cerveaux sont mis à contribution, les habitudes sont remises en cause et les bras sont mis au travail. La rencontre des idées est le vecteur de la rencontre des acteurs, laquelle permet la rencontre des énergies. La communication optimisée, la compréhension générale est améliorée et les frontières du possible repoussées. La capacité d’entraînement, et donc d’action, des décideurs s’en trouve renforcée.
Faire émerger une nouvelle civilisation
Chercher, réfléchir, comprendre, penser, agir, réussir, vivre ensemble…. Nous devons travailler à construire l’âge adulte de la démocratie, une nouvelle civilisation dans laquelle chaque citoyen se sentira pleinement concerné par la société et assumera sa part de responsabilité dans la recherche de l’intérêt général. Dans la démocratie citoyenne, chaque personne et chaque organisme public, associatif ou privé est responsable de toute la société. Cette attitude et cette pratique nouvelles doivent se déployer à tous les niveaux, et dans toutes les sphères de la société. La modification des modes de gouvernance doit permettre de faire entrer les citoyens, au premier rang desquels les décideurs, dans l’âge adulte de la démocratie afin de réunir les conditions de la transformation sociale et économique.
La démocratie citoyenne consiste à faire en sorte que chacun déploie ses propres modules de dialogue pour installer un nouveau mode de gouvernance au sein de son organisation. La généralisation du déploiement de modules de dialogue au sein de toutes les organisations consiste à ajouter un véritable processus de réflexion en amont des mécanismes de décision et produit à la fois de la cohésion sociale et de la performance durable. Pour les personnes : la meilleure compréhension de soi et du monde qui nous entoure est un processus pédagogique qui favorise l’épanouissement personnel. Pour les organisations : l’implication de toutes les parties prenantes dans l’innovation, la transformation et la réactivité est un vecteur de développement et de pérennité. Pour la société : la culture de débat, de responsabilité, de transparence et d’innovation permettra à la société européenne de reprendre la main dans les sphères intellectuelles et économiques. La méthode opérationnelle du dialogue consiste à apprendre à donner la parole aux citoyens, sans pour autant leur donner raison, avec bienveillance, mais sans complaisance. Pour être efficace, chaque module de dialogue doit répondre à un cahier des charges précis divisé en quatre volets : définitions : sémiocratie, démocraticité, citoyen ; concepts et modèles : modèles de l’intelligence sociale, principes fondamentaux du dialogue ; outils : réels, virtuels.
La démocratie citoyenne est simple à faire émerger : à la Commission européenne d’organiser les États généraux de l’Europe pour impulser la spirale. Quant à la démocratie représentative, son dépassement n’est pas sa fin, mais sa finalisation : au Conseil européen d’instaurer l’élection du Président de la Commission et d’un Sénat au suffrage universel. Voilà un grand projet ! Selon Hegel : « Rien de grand dans le monde n’a été fait sans passion ». Sur les premiers pas de Solon, Socrate et Platon, voilà vingt-cinq siècles, bâtissons avec passion et précision la démocratie citoyenne, troisième génération de systèmes démocratiques, en s’appuyant sur les concepts de la démocratie et en prenant bien en compte l’évolution des relations entre dirigeants et dirigés à l’œuvre depuis quelques décennies, les modèles de l’intelligence sociale et les outils du dialogue.
Jean-François Chantaurand