De plus en plus étendu, l’indissociable triptyque « crime organisé – économie – État » ne cesse de croître depuis dix ans en Afrique pour devenir, au-delà d’une simple question de désordre public, une préoccupation de sécurité régionale, voire internationale, influençant les relations Nord-Sud et la société dans son ensemble. Dans les différents pays d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne, les intérêts du crime organisé et de nombreux États sont intimement liés. Leurs liens sont tellement fusionnels qu’il est bien difficile de distinguer victimes et complices. La situation est telle que certains États sont dans l’incapacité de réduire la pression criminelle. Les profits engendrés sont considérables et, malgré leurs engagements pour lutter contre ce fléau, certains politiques ne peuvent s’en passer.
Ainsi, des millions de bénéficiaires des échanges informels, commercialisant contrebandes et contrefaçons, échangeant armes et cocaïne, trafiquant de l’ivoire, faisant passer clandestinement toute la misère du monde, ou se débarrassant de leurs déchets à bon compte, tout en assurant par de multiples combines le blanchiment des bénéfices dans l’économie licite, forment un vaste marché africain de l’illicite. Inutile d’être un oiseau de mauvais augure pour considérer que l’Afrique ne pourra trouver paix et prospérité tant que le courage politique ne prendra pas le pas sur la corruption, la cupidité et les petits arrangements entre amis. Inutile non plus d’enfoncer des portes ouvertes pour affirmer que le crime organisé menace le développement et la démocratie, et favorise le djihado-banditisme.
En décembre 2014, les Nations Unies estimaient que les quelques 21 tonnes de cocaïne qui transitaient par le Sahel avait généré un chiffre d’affaires de 900 millions de dollars, soit à peu près le double des dépenses cumulées des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger et Tchad). 40 % des 118 000 tonnes de tabac de contrebande commercialisés dans la région Ouest sont ponctionnés pour financer les djihadistes, soit 680 millions d’euros dédiés à l’achat d’armes et aux camps d’entraînement des rebelles, poseurs de bombes et autres suicidaires. Beaucoup d’entre eux d’ailleurs, ne sont pas des « combattants de Dieu ». Ils sont utilisés à des tâches moins nobles, mais tout aussi importantes pour renforcer le pouvoir des mafias locales : prélever des « taxes de passage », assurer des services de « protection », organiser le racket, rançonner, ou « encadrer » les futurs candidats à l’immigration clandestine en Europe.
Les circuits de commercialisation et les groupes qui les animent, tribus historiques avec leur loi ou génération de désœuvrés sans loi, sont organisés en filières transnationales autour d’acteurs multicartes (armes, drogues, êtres humains, blanchiment d’argent), souvent bien connectés aux administrations frontalières, et parfois gouvernementales. En face, les États ont bien du mal à trouver des parades et à développer une coopération régionale efficace (obstacles institutionnels, lourdeurs administratives, faibles moyens financiers…). Quant aux interventions occidentales, elles ne font que déplacer le problème. C’est ainsi que l’opération Serval dans le Nord du Mali a temporairement déplacé les routes de la drogue vers de nouveaux circuits, au Niger notamment.
Les renseignements manquent, les données chiffrées très empiriques dénotent une carence de performance, les compétences locales restent isolées. Il est évident qu’aucun État sur le continent, à quelques exceptions près, ne soit en mesure de contrer seul les menaces omniprésentes. Il est évident que la lutte contre les trafics illicites, source majeure de la paralysie économique et sociétale de nombreux pays, doit appliquer une approche holistique, régionale et multidimensionnelle. De nombreuses organisations internationales et institutions s’efforcent de trouver des voies honorables. Mais ce sont aux États africains eux-mêmes d’orienter les stratégies de prévention et de dissuasion qui conviennent.
Aucune politique de lutte contre les différentes formes de crime organisé ne saurait aboutir si, en parallèle, et à long terme, les causes profondes ne sont pas abordées.
Aucune politique de lutte contre les différentes formes de crime organisé ne saurait aboutir si, en parallèle, et à long terme, les causes profondes ne sont pas abordées : séquelles de la colonisation et de la guerre froide, jeunesse mal encadrée, pauvreté récurrente, richesse vampirisée, démocratie mal gérée… En l’absence d’alternatives, les communautés ont bien du mal à dissuader les populations en souffrance de s’engager dans l’économie de trafics illicites. L’informel s’affirme comme une stratégie de survie.
Pour être en mesure de fournir les clés du progrès, il convient donc d’apporter aux citoyens africains le support à l’information sans concession, aux données sans tabou, au déverrouillage de l’omerta et surtout aux analyses les plus objectives – autrement dit, à l’expertise qui doit relever le défi d’un développement économique et social cohérent, mais aussi d’une sécurité adaptée. C’est en cela que la revue Afrique Défense propose de s’ouvrir au débat d’un nouveau genre où expertises, expériences, réflexions éclairées et solutions innovantes de spécialistes africains et occidentaux s’articuleront autour de thèmes stratégiques pour une Afrique plus forte et résolument indépendante.
Soyez-en convaincu, les trafiquants et le djihado-banditisme, les magouilleurs et les opportunistes, bref, les voyous de tout acabit constitueront toujours une alternative séduisante. Ils représenteront toujours une échappatoire face à la précarité, à la marginalisation et à l’exclusion. Pourtant, l’Afrique a des atouts exceptionnels que seule la cupidité et l’obscurantisme pourraient annihiler. À condition de savoir respecter les démocraties naissantes ou réapparues, de ne pas abuser des troubles qui ne cessent d’assaillir les États les plus convoités, de fournir à chacun d’entre eux l’appui raisonnable qui lui est nécessaire pour plus de sécurité et de stabilité, l’occasion est donnée à Afrique Défense qu’un vaste ensemble de compétences et de bonnes volontés éclairées, fondé sur l’amitié et la coopération sincères, se forme autour d’eux.
Pour le tout premier numéro de sa nouvelle version, Afrique Défense a décidé de présenter un diagnostic le plus exhaustif possible sur les trafics illicites qui gangrènent les sociétés africaines et menacent les fondations des États démocratiques. Les enjeux sont considérables, à commencer par celui qui maintient en vie le djihado-banditisme. Alors, soyons lucide, et comme j’ai eu déjà l’occasion de le dire dans le mensuel de décembre de Financial Afrik* , « Le monde que je vois m’inquiète. Il m’inquiète car nos ennemis n’existent sur aucune carte. Nous ne savons plus à qui nous avons affaire. Ce ne sont plus des nations, ce sont des individus. Regardez autour de vous. Qui craignez-vous ? Distinguez-vous un visage, un drapeau, un uniforme ? Non. Notre monde n’est plus transparent, mais plus opaque. Il se cache dans l’ombre. C’est donc là que nous devons nous battre. Alors, posons-nous la question : nous sentons nous vraiment à l’abri ? ».
Pierre Delval
* Pierre Delval, «Quand terrorisme rime avec banditisme», Financial Afrik, Temps forts, numéro 24 du 15 décembre au 24 février 2016, p. 4.