Bernard Stiegler

En mémoire de Bernard Stiegler, interview !

Le 6 août, nous apprenions le décès de Bernard Stiegler ! Le 1er juillet 2020, il nous accordait une interview pour le n°1 d’Alters Média, sans hésitation nous avait-il dit. Connaissant bien sa vision du monde et de sa crise, ses nombreux engagements et projets, c’est le sentiment d’une immense perte qui nous a saisis : perte pour la pensée contemporaine de la crise et de l’action à y développer, perte pour la philosophie, perte pour les nombreux projets et réseaux qu’il a lancés et fédérés ! Bernard Stiegler est certainement le philosophe qui a su le mieux identifier et penser ce qui caractérise notre époque, la traduire en nouveaux concepts et en actes, en actions profondes, vivantes, mobilisatrices. Il a tracé une voie et des idées extrêmement prometteuses dans notre monde en grande mutation. Très en avance sur son temps, il a irrigué de nombreux courants de pensée, auquel plusieurs auteurs présents dans ce numéro d’Alters Média rendaient hommage. C’est cet hommage que nous voulons lui rendre en publiant ici la retranscription de l’interview qu’il nous a accordée au début du mois de juillet. Nous nous associerons à l’hommage public qui sera rendu par son entourage.
Partager
Partager sur facebook
Partager sur whatsapp
Partager sur email
Bernard Stiegler

Nous venons de vivre pendant six mois une crise sanitaire, d’une ampleur mondiale, d’une vitesse de propagation et d’une violence inédites. Elle est loin d’être terminée. Son impact psychologique, économique et social est considérable et surtout mondial. Mais cette crise n’est que le reflet et le révélateur d’une crise plus profonde : il a été abondamment noté que la Covid révèle de très nombreux aspects ou tendances cachées de notre société. Que vous a appris cette crise ?

Cette crise, stupéfiante par sa très grande complexité, nous a fait passer de surprise en surprise, alors que son déroulé confirmait pourtant nos craintes : tout notre travail mené au sein du Collectif Internation nous préparait à ce que les modes de fonctionnement de l’économie actuelle conduisent à des choses imprévisibles, à des bifurcations. Et pourtant nous avons été surpris et avons pris du temps pour mesurer la gravité de cet hyper événement, lié évidemment à l’hyper réticulation de notre monde et à la mondialisation débridée : réticulation par les transports bien sûr, que représente bien la connexion de plus de 4 milliards d’êtres humains, et cela en moins de dix ans.

Ce qui nous a inquiété le plus dans cet événement hors norme, c’est le discrédit qui maintenant touche la science, après avoir touché l’économie, la politique, comme je l’analysais dans mon ouvrage Mécréance et discrédit… C’est très grave, lourd de conséquences dramatiques.

J’ai été choqué et effrayé par le dogmatisme de certaines prises de positions de scientifiques, parfois réputés : certains affirmant qu’on avait raison de confiner, d’autres qu’on avait tort, sans qu’aucune discussion scientifique n’ait lieu. Or personne ne saura jamais si on a eu raison ou tort de confiner. La certitude scientifique, qui nous a gouvernés du XVIIe jusqu’au XXe siècle, n’existe plus ! Nous sommes entrés dans une période d’extrême incertitude, à travers la concaténation d’une multitude de crises, les plus diverses, de toutes natures. Aucun calcul n’aurait pu prédire la crise du COVID ! Le discrédit porté à la science, c’est bien sûr aussi le scandale du Lancet : cette manière de publier, appuyée sur des calculs portant sur des données non vérifiées, cet aveuglement vis-à-vis du calcul, sont effrayants.

La certitude scientifique, qui nous a gouvernés du XVIIe jusqu’au XXe siècle, n’existe plus !

Le second enseignement de la crise a été tiré par les populations en France : les résultats des élections municipales de juillet 2020, le passage de très grandes villes vers des orientations plus vertes, traduisent une prise de conscience importante. C’est une leçon d’espoir que nous donne aussi partout dans le monde l’engagement de la jeunesse.

Dans votre dernier ouvrage, Bifurquer, vous élaborez en profondeur un thème essentiel sur la mondialisation actuelle : la question du local, que vous reliez étroitement à la question de l’entropie et de l’anthropie. Pourquoi ce sujet de la localité vous paraît-il central actuellement ?

Cette question de la localité est au cœur des problèmes de notre époque ! Nous travaillons sur ce thème au sein du Collectif Internation, depuis deux ans, en reliant économie industrielle, économie politique, science, droit et technologie.

Le problème de la biosphère, c’est d’être exposée à une augmentation de l’entropie très dangereuse. Elle détruit massivement la biodiversité, dégrade la santé, détruit les systèmes sociaux…

Or la vie, on le sait au moins depuis 1944 grâce à Schrödinger, c’est ce qui a la capacité locale de différer l’entropie en se différenciant dans l’espace, c’est-à-dire en s’organisant. Le vivant, parce qu’il « complexifie » localement le monde, diminue localement l’entropie (ce qui semble contredire le second principe de la thermodynamique, mais on sait qu’en fait, au niveau du système global, l’entropie augmente). La réduction d’entropie existe, mais ne peut s’effectuer, par principe, qu’au niveau local. L’entropie ne peut être que différée.

Ainsi, la biodiversité de la flore intestinale est-elle détruite par la standardisation alimentaire actuelle, provoquant des problèmes du système digestif. Nous travaillons par exemple avec des éleveurs de brebis, pour défendre la production de fromage au lait cru ainsi que les pratiques culinaires qui maintiennent la biodiversité intestinale, crucial pour le système immunitaire, et ce dernier est vital pour résister aux agressions virales. Ces pratiques locales renforcent la biodiversité immunitaire, chaque microbiome est local.

Depuis deux siècles, avec le développement du capitalisme industriel, le taux d’augmentation de l’entropie ne cesse de croître : le changement climatique comme la perte de biodiversité sont maintenant des phénomènes actés. Le capitalisme industriel est basé sur l’épistémologie newtonienne (une conception de la science) qu’il convient de dépasser ! Il faut donc créer une nouvelle économie industrielle, susceptible de créer de la néguentropie, en concevant tous les types de savoir (savoir-faire, savoir-vivre, savoir théorique ou technique, …) sur la base d’une nouvelle épistémologie.

Ainsi, récemment, le quotidien Die Welt a publié un article se demandant pourquoi enseigner les langues étrangères alors que l’on dispose de traducteurs automatiques ! C’est bien sûr une vision terriblement réductrice et dangereuse de la culture, mais au lieu de bannir l’emploi de ces logiciels, il faut selon moi les utiliser, en en analysant le fonctionnement pour en faire un nouvel usage au service du savoir.

On sait que la néguentropie sera toujours locale : l’entropie n’est jamais absolue, mais relative ; décroissante à un endroit, croissante ailleurs. L’univers ne peut exister autrement ! C’est au niveau de localités qu’il faut cultiver diverses capacités de néguentropie. Puis articuler les divers niveaux de localités, la biosphère étant elle-même un niveau de localité.

Il faut provoquer une discussion à propos de l’entropie, au niveau des dirigeants de l’économie et de la politique, bien qu’ils fuient cette question de l’entropie, ce qui est une forme de déni. La capacité du vivant à différer l’entropie est invraisemblable et n’est pas réductible à la physique. Pour ce qui est de l’humain qui produit des savoirs, sources de néguentropie, il faut en défendre la diversité, la noodiversité (noos, en grec, c’est le savoir).

Il faut en urgence produire une nouvelle rationalité, sinon nous ferons face à de l’extrême violence, de la part des individus comme des Etats.

On détruit actuellement cette noodiversité, cette diversité de savoirs, comme on détruit la biodiversité. Et cela provoque de la colère (dans la jeunesse avec ce que l’on appelle la génération Greta Thunberg, ou avec les gilets jaunes, et dans divers pays du monde) et cela ne fait que commencer : il faut en urgence produire une nouvelle rationalité, sinon nous ferons face à de l’extrême violence, de la part des individus comme des Etats.

A quel effort théorique et pratique appelez-vous pour produire cette nouvelle rationalité ?

Notre proposition est de développer ce que nous appelons la recherche contributive.

Cette nouvelle rationalité ne se créera pas par décret, mais par des dynamiques « diagonales », croisant le bottom up et le top down, à travers le dialogue et la négociation ! Nous nous appuyons pour cela sur des territoires laboratoires : le premier d’entre eux est en Seine-Saint-Denis. Mais de nouveaux se créent :

  • Avec tout un ensemble d’îles où nous travaillons à réconcilier les vivants humains avec tout autre type de vivants (brebis, vaches, bactéries…) en lien avec des industriels du lait (Croatie, Corse) ; nous cherchons à relier et réinventer les pratiques de la pêche, de l’élevage et du tourisme (aux Galápagos) autour de communautés de découvertes (« tourisme noétique » à l’opposé de la pollution touristique actuelle) ;
  • Avec l’Etat de Genève, dans la banlieue de Milan, en Amazonie avec des communautés anti Bolsonaro, en Sibérie…

Ce qui est intéressant, c’est le dialogue, la confrontation entre ces localités si diverses, pour le développement de nouveaux modes d’économies et de business ; c’est l’articulation entre diverses échelles de localités (du virus – qui est une localité – à la biosphère) qui crée de la néguentropie. (N’oublions pas qu’il n’a fallu que deux mois au coronavirus pour passer de l’échelle nano à l’échelle de la biosphère !). Cela invite également à réfléchir sur ce que sont des économies d’échelles responsables.

Mais il faut être précis : dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson fait une théorie du local, en opposant le local qui se ferme, l’identitaire opposé au monde extérieur, au local d’une société ouverte. Ce n’est qu’à cette condition, d’ouverture et d’échange entre échelles, en revenant au « doux commerce » (commerce pris au sens large d’échange) que se construit de la néguentropie.

Vous avez créé en 2018 le Collectif Internation. Et vous complétez votre réflexion sur le local en élaborant, à la suite de l’intuition de Marcel Mauss, cette notion d’Internation.
Comment voyez-cette Internation ? Et le passage entre l’Internation que vous cherchez à construire et l’organisation mondiale des Nations (l’ONU) ?

Einstein, comme Bergson et Mauss, se sont beaucoup intéressés à la naissance de la Société des Nations. Marcel Mauss a d’ailleurs esquissé cette idée dans son ouvrage La Nation. Il soulignait qu’il ne fallait pas diluer les nations dans l’internationalisme, au risque qu’une négation des nations ne conduise à l’exacerbation des nationalismes. Nous ne voyons pas avec précision cette Internation, mais elle est proche de leur vision.

Einstein s’est battu pour la création d’une Internationale de la science, qui ne nie pas les localités mais dénonce les nationalismes (Einstein dénonçait le nationalisme de la science en Allemagne de l’époque).

Il faut reconnaître la complexité de la notion d’universel, et de même que l’Internation ne nie pas le local, reconnaître que l’universel n’est pas l’ennemi du diversel. L’universel ne se traduit que dans la diversité. Sinon, on est dans le calcul, une simple logique abstraite, qui est nécessaire mais ne suffit jamais : c’est au nom de l’universel qu’ont été exterminées de nombreuses populations !

Nous sommes légalistes et nous voulons nous appuyer sur la légitimité des Nations Unies et respecter les institutions. Il ne s’agit pas de les discréditer, mais de les transformer face au risque qu’elles s’autodétruisent. Toute organisation produit de l’entropie, ce qui peut en effet provoquer sa mort. Nous sommes par exemple très déçus par l’UNESCO, qui pourrait être un organe de l’Internation des étudiants du monde. Il faut la repenser dans son programme : elle pourrait favoriser une communauté noétique (des idées), en partant des expériences ; organiser un tourisme de la découverte (noétique), et lutter ainsi contre la pollution touristique…

Cette Internation pourrait-elle être aussi celle de l’économie et des pratiques du monde de l’économie ? 

C’est tout à fait cela que nous voulons créer en associant les acteurs de l’économie : investisseurs, actionnaires, managers, employés, clients… (Malheureusement les investisseurs sont rares, car trop souvent l’investissement est surtout de la spéculation, ce qui est une catastrophe). 

Notre objectif n’est pas de créer des territoires isolés, des « réserves d’Indiens ». Dans ce champ de l’économie, l’Internation doit être un espace d’expérimentation, de critique, qui produise de l’exemplarité et associe le monde économique, politique et juridique. Il n’y a pas de solution miracle, il faut travailler, produire du savoir, ne pas avoir peur des controverses du débat, de la vie ! On ne sait que 10 % de ce que l’avenir peut-être, mais il faut savoir que l’on ne sait pas.

Vous avez travaillé sur les risques liés aux réseaux sociaux et aux grandes plateformes. Comment repenser le numérique, pour y faire face ?

Le numérique est un milieu qui rend possible une économie contributive, et il a même une place centrale. Cependant comme on sait, le numérique, comme tout système technique, est à la fois un remède et un poison (un pharmakon) : à sa naissance, en 1993, le Web semblait être très remédiant par rapport aux technologies de l’audiovisuel (offrant aux publicitaires et à l’économie « le temps de cerveau disponible » pour renforcer la consommation à tout prix). Il portait une part d’utopie, à travers l’idée de partage (Wikipédia), de mise en relation, d’expression individuelle généralisée (les blogs)…

Depuis dix ans, c’est une énorme désillusion qui est liée en grande partie aux smartphones et aux réseaux dits sociaux (mais en fait antisociaux). Ils s’appuient massivement et avec méthode sur l’extraction de données et le calcul intensif pour transformer les personnes en marionnettes et les pousser vers une consommation forcenée. Un article parmi d’autres illustre ce pouvoir d’exploitation du mimétisme : La tyrannie des bouffons, de Christian Salmon[i].

Nous travaillons à développer d’autres types de réseaux sociaux qui, au contraire des précédents, fournissent aux utilisateurs les possibilités de se construire eux-mêmes.

Nous travaillons à développer d’autres types de réseaux sociaux qui, au contraire des précédents, fournissent aux utilisateurs les possibilités de se construire eux-mêmes, individuellement et en groupe, et qui s’appuient sur les capacités de calcul des ordinateurs dans ce but.

Après Kant, on sait que l’être humain utilise son intuition, son entendement, son imagination et sa raison pour connaître, pratiquer et juger. L’ordinateur s’appuie sur des capacités analytiques exceptionnelles (des capacités de calcul), mais sur elles seules. Or la néguentropie n’est pas prévisible, calculable. Ne s’appuyer que sur le calcul pour lutter contre l’entropie est non seulement impossible mais surtout générateur de l’effet inverse :  la multiplier.

Le 3 juillet 2020

Propos recueillis par Didier Raciné

Rédacteur en chef d’Alters Média

Dans le cadre d’Internation, le Groupe « Refonder l’informatique théorique », lancé le 25 août à Arles, a engagé un travail théorique et pratique, dans le sens décrit par Bernard Stiegler, et a lancé un appel pour que l’Europe s’engage dans cette direction stratégique en faveur de l’humain.


[i] Médiapart 14 juin 2020

Partager
Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin
Partager sur email
Partager sur print
Dans la même rubrique
Magali Reghezza
Approche Globale - 01/11/2020

Retour à chaud sur la gestion d’une crise exceptionnelle

Que pouvons-nous apprendre de cette crise et de sa gestion ? La crise n’est pas finie, l’incertitude reste grande, mais il faut tirer des leçons, même à chaud. C’est cet exercice difficile qui est mené ici. Grandement utile, car les crises ne se succèdent pas mais se superposent ; car relancer l’économie sans vision des crises à venir, c’est accroître les vulnérabilités face aux risques…

Pascal Boniface
Approche Globale - 01/11/2020

Le siècle du déclin occidental et de la prospérité chinoise

Aveuglé par l’hybris, l’Occident a sous-estimé l’épidémie qui s’emparait de la Chine, puis de la planète. Ce « Juin 40 sanitaire » a engendré une stupeur et un repli de ceux qui se croyaient naguère supérieurs. De cette crise du multilatéralisme, la Chine sort plus que jamais renforcée.

Driss Guerraoui
Approche Globale - 01/11/2020

Besoin d’indispensables ruptures au cœur du système international

Arguant de la nécessité de rebattre les cartes dans les institutions phares des relations internationales afin que celles-ci reflètent la réalité des nouveaux rapports de force, M. Guerraoui appelle à une révolution culturelle qui verrait l’établissement d’une nouvelle gouvernance mondiale. De quoi donner un nouveau souffle au projet kantien de paix perpétuelle.

Bernard Laroche
Approche Globale - 01/11/2020

L’information au service de la décision stratégique

Comment construire une décision stratégique dans un environnement complexe ? Comment construire une communauté informationnelle permettant le recueil, l’analyse et la confrontation des multiples informations d’évaluation des menaces, impacts, etc. ? Comment valoriser cette communauté d’experts en communauté d’action ? L’exemple de la crise de la COVID-19 à La Poste.

Commentaires

Laisser un commentaire