En 1993, le britannique Richard Auty constatait un phénomène contre-intuitif : la croissance économique des pays dotés d’une abondance de ressources naturelles, en particulier de pétrole et de gaz naturel, est en général inférieure à celle observée dans des nations moins favorisées par la nature. Il qualifiait ce phénomène de « malédiction des ressources naturelles » (Auty, 1993).
Depuis un quart de siècle, cette thèse suscite de nombreux débats. Au-delà des controverses statistiques sur l’ampleur du phénomène, il est intéressant de s’attarder sur les causes. À ce jour, la littérature nous offre deux grandes catégories d’explications. La première rassemble les travaux de sciences politiques qui mettent en avant : les carences institutionnelles des États concernés, les problèmes de corruption, la myopie de gouvernements qui par facilité puisent dans la rente pétrolière pour reporter les réformes difficiles mais souhaitables… Parmi ces travaux, on peut citer celui de l’Américain Michael L. Ross (2012) pour qui l’instabilité des revenus pétroliers et gaziers a des conséquences politiques dans les pays exportateurs confrontés à des tensions séparatistes. Selon lui, la forte volatilité des prix des matières premières et les fluctuations qu’elle engendre sur les finances publiques des États a tendance à aggraver ces conflits régionaux en rendant plus difficile la signature d’accords durables entre gouvernements et factions rebelles.
La seconde catégorie décortique les mécanismes susceptibles de générer ces contre-performances économiques. Parmi ces travaux, il convient d’évoquer ceux qui se sont intéressés à la variabilité des prix des matières premières et à ses impacts négatifs sur la croissance. Ces analyses mettent typiquement l’accent sur les conséquences de cette volatilité sur les choix d’investissement (en présence d’irréversibilité, cette incertitude peut créer des comportements attentistes chez les décisionnaires pour qui attendre et retarder les décisions devient un choix rationnel) ou bien sur ses conséquences macro-économiques sur les finances publiques et/ou les comportements d’épargne et de consommation des ménages.
La diversification industrielle, une solution ?
Puisque l’instabilité des revenus à l’exportation a été identifiée comme l’un des facteurs susceptibles d’expliquer ces contre-performances, il convient d’étudier l’un des remèdes susceptibles d’y remédier : la mise en place d’une industrialisation qui vise à adjoindre à l’exportation des produits de base celle des produits issus de la transformation de ces matières premières afin de diversifier les exportations. S’inspirant de l’histoire industrielle des pays aujourd’hui développés, cette industrialisation est régulièrement présentée comme l’amorce d’une trajectoire de modernisation de l’économie où l’essor du secteur secondaire, d’abord centré sur les produits de base évoluerait progressivement vers les produits plus sophistiqués et viendrait graduellement gommer la dépendance au secteur primaire.
S’il est vrai que ces économies sont principalement tributaires des exportations de pétrole brut et de gaz naturel et peuvent bénéficier d’un avantage comparatif fort dans la transformation de ces matières premières, il est néanmoins permis de s’interroger sur la performance de telles politiques industrielles notamment au regard de l’objectif de diversification des exportations.
Le cas du gaz naturel
En 2014, Olivier Massol et Albert Banal-Estañol se sont intéressés au cas du gaz naturel et aux politiques d’industrialisation basées sur cette ressource. Ils notent que le gaz naturel peut initier au moins cinq filières industrielles en plus des exportations brutes sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL). Certaines utilisent le gaz comme un intrant dans des réactions chimiques : la conversion du gaz naturel en engrais comme l’urée, en méthanol (un produit pétrochimique), en carburants à l’aide des procédés dits « Gas To Liquids » (GTL). D’autres utilisent le gaz pour procéder à la transformation d’une autre matière première comme la production d’aluminium à partir de bauxite ou la conversion de minerai de fer en minerai de fer préréduit (Direct Reduced Iron, DRI) dans le but de produire de l’acier. Les pays confrontés à cet éventail de filières peuvent choisir des options différentes pour monétiser leurs ressources gazières, comme le démontre, par exemple, la diversité des politiques adoptées dans des pays dotés de ressources gazières comme l’Angola, le Bahreïn, Brunei, la Guinée équatoriale, l’Oman, le Qatar, Trinidad et Tobago, et les Émirats Arabes Unis. Il est intéressant de constater que six de ces pays – l’Angola, Brunei, la Guinée équatoriale, l’Oman, le Qatar – allouent plus de 70 % de leur production aux exportations brutes sous forme de GNL, tandis que les trois restants – Bahreïn, Émirats Arabes Unis et Trinidad et Tobago – disposent des portefeuilles industriels les plus diversifiés.
La performance des politiques d’industrialisation
Pour évaluer la pertinence de ces choix industriels, O. Massol et A. Banal-Estañol s’inspirent de la théorie moderne du portefeuille développée en 1952 par Harry Markowitz dans le but d’identifier les portefeuilles de titres financiers qui proposent le meilleur couple (revenu, risque). Ainsi, le choix d’une politique d’industrialisation s’apparente à la composition d’un portefeuille industriel dont on évalue les performances en mesurant l’espérance et la variance des revenus qu’il procure.
En finance, la théorie de Markowitz permet de répartir un montant à investir entre différents titres financiers de manière à obtenir le portefeuille le plus efficient possible, c’est-à-dire parmi tous les portefeuilles permettant d’atteindre au moins un niveau de rentabilité donné, celui qui procure le niveau de risque minimum. En pratique, cela repose sur la formulation d’un programme d’optimisation : il s’agit de choisir les quantités allouées aux différentes industries qui minimisent la variance du portefeuille sous contrainte que l’espérance du portefeuille soit supérieure ou égale à une valeur donnée, que la somme des quantités affectées aux différentes industries soit égale à la production annuelle à répartir, et que ces quantités soient positives ou nulles. La résolution de ce problème d’optimisation pour différents niveaux d’espérance permet d’obtenir la frontière des portefeuilles efficients (ou frontière efficiente).
Les portefeuilles situés sur cette frontière efficiente sont Pareto-efficients : il est impossible d’améliorer l’espérance de gain d’un tel portefeuille sans accroitre le risque encouru, et il est impossible de réduire le risque d’un tel portefeuille sans réduire l’espérance de gain. En revanche, pour tout portefeuille situé en dehors de cette frontière, il existe un portefeuille efficient qui permet d’améliorer l’espérance de gain à iso-risque.
Partant de ce constat, les auteurs ont évalué la performance des portefeuilles implémentés dans les neuf économies étudiées en vérifiant s’ils appartiennent ou non à la frontière efficiente. Ils ont pour cela mesuré l’augmentation d’espérance qui serait obtenue avec un portefeuille efficient présentant le même niveau de risque que celui actuellement implémenté dans le pays.
L’examen des indices de diversité des portefeuilles efficients montre que, à l’exception de l’Angola, des politiques industrielles moins diversifiées que celles actuellement implémentées auraient permis d’obtenir un niveau d’espérance supérieur sans risque supplémentaire. À ce titre, les exemples de Bahreïn et du Nigeria indiquent que des spécialisations judicieuses sur un unique produit aurait été souhaitables. L’exemple de la Guinée équatoriale peut également être médité car le pays s’est doté d’un portefeuille efficient composé de GNL et de méthanol. Ce résultat peut être expliqué par le fait, qu’à la différence des autres pays, cette répartition a été impulsée par un opérateur industriel unique.
Si le bon sens populaire recommande de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, la présente démonstration montre que, en matière de politique industrielle, il est, à contraire, inutile de les multiplier inconsidérément. Au-delà du nombre de paniers, c’est avant tout à la qualité et aux liens des paniers entre eux qu’il convient de s’intéresser.
Danielle Sakepa
Olivier Massol
Références
Auty, R. (1993), Sustaining Development in Mineral Economies: The resource curse thesis. Routledge.
Massol, O., Banal-Estañol, A. (2014), Export diversification through resource-based industrialization: The case of natural gas. European Journal of Operational Research, 237(3), 1067-1082.
Ross, M. L. (2012), The Oil Curse: How petroleum wealth shapes the development of nations. Princeton University Press.
Note
Les points de vue exprimés ici sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les opinions d’IFP Énergies Nouvelles ou d’ IFP School.