Article publié dans l’Economiste Maghrébin
La Tunisie risque, si rien n’est fait, de devenir une dictature du crime
Criminologue et expert mondial dans la lutte contre les trafics illicites, président-fondateur de Waito (World Anti Illicit Traffic Organization), une organisation internationale de criminologie de droit tunisien, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, le Professeur Pierre Delval, puisque c’est de lui qu’il s’agit, nous livre dans ce qui suit sa vision et ses projets en Tunisie, tout en restant optimiste sur les perspectives d’avenir de notre pays, à la lumière de l’ancrage de l’environnement démocratique.
E.M : Expert en criminologie, vous partez en guerre contre le commerce illicite, alors criminologie – commerce illicite, quel lien ?
Pierre DELVAL : La criminologie contemporaine est une discipline qui a, d’abord, pour objectif d’identifier, de comprendre puis d’analyser un sujet criminel pour en assurer son décèlement et apporter des solutions concrètes pour y faire face. Ainsi, un criminologue est un sociologue de la société contemporaine qui est capable de comprendre, à partir de ce qu’on appelle des signaux faibles, les maux de la société. Ce point est très important. Ce n’est pas parce que nous sommes parfaitement à l’écoute de la société à travers une analyse fine de ses actes criminels que les signaux faibles sont forcément perceptibles. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on arrive à déceler, analyser et recouper tous ces signaux faibles que l’on pourra déterminer si une société est réellement menacée ou non.
E.M : Les signaux faibles, en clair c’est quoi ?
P.D. : Prenons l’exemple de la pandémie du Covid-19 qui est, à juste titre, le sujet de préoccupation actuelle de notre planète, à savoir : qu’est-ce qu’elle engendre ? Une de ses retombées potentielles est la pénurie mondiale des médicaments parce que 60% des principes actifs – substances qui donnent aux médicaments leurs propriétés thérapeutiques – sont fabriqués en Chine qui est, comme vous le savez, l’épicentre de cette pandémie. Donc, pour juguler la propagation de ce virus, toutes les usines, et évidemment celles qui fabriquent des principes actifs, tournent soit au ralenti, soit sont carrément à l’arrêt. D’où une pénurie de médicaments qui commence déjà à se ressentir dans nombre de pays.
E.M : … quand on en a le plus besoin !
P.D : …Dans ce cas de figure, les signaux faibles signifient qu’à partir du moment où vous avez des médicaments essentiels qui commencent à manquer, il y a forcément une surenchère au niveau de la commercialisation de ces produits, incitant la prolifération des médicaments illicites sur des marchés faciles d’accès, notamment via Internet. Détecter et analyser les signaux faibles, c’est pouvoir déterminer, à partir d’un phénomène qui n’a rien à voir avec la criminalité (le virus Covid-19) et la pénurie des principes actifs qu’il engendre, la menace d’une intrusion hostile dans la chaîne de distribution des médicaments, ou dans celle commerciale de l’Internet, de médicaments stratégiques comme les antibiotiques, les antiviraux et autres traitements des maladies chroniques.
Ainsi, les signaux faibles sont des critères essentiels pour le criminologue qui va alerter, à partir de l’analyse de ces phénomènes, pour mieux prévenir une crise, un danger, une catastrophe qui mettrait ou pourrait mettre en péril un ensemble d’entreprises, une population, une nation. Au-delà de l’exemple du Covid-19, je pourrais décliner ainsi autant de sujets que nécessaire sur l’économie, l’environnement, la sécurité ou la santé.
Mettre en exergue la menace ou le risque et trouver les solutions pour éviter d’arriver justement à une situation de crise, c’est le rôle du criminologue d’aujourd’hui.
Quant au domaine du commerce illicite – et c’est là où j’interviens – il s’agit de pouvoir identifier tous ses signaux faibles, de les analyser de manière transversale, c’est-à-dire de détecter leurs répercussions au niveau de la société, de l’économie ou du domaine politique d’un pays, ainsi que d’en prévenir les autorités et les éventuelles victimes en vue de mettre en place le dispositif stratégique de prévention et de dissuasion performant.
E.M : Y a-t- il eu des cas concrets ?
P. D : Je dirais qu’on est aujourd’hui plus dans une position de constat que dans une situation de mise en place d’une politique de prévention et de dissuasion. Et les constats sont multiples. Lorsqu’il y a eu les attentats des Twin Towers (les tours jumelles) en septembre 2001, il faut savoir que (et c’est aujourd’hui un cas d’école) le F.B.I avait reçu de sa base un certain nombre d’informations qui se corroboraient, pointant du doigt des individus suspects qui apprenaient à piloter uniquement sur des programmes en plein vol, et jamais sur ceux de décollage et encore moins d’atterrissage. Ces informations avaient été remontées aux premières strates de la hiérarchie qui avaient estimé que ces données étaient peu concluantes, les classant sans suite. Encore aujourd’hui, nous sommes trop souvent dans le constat et rarement dans l’anticipation.
Autre exemple, qui concerne la Tunisie directement. Nous avions identifié dès 2011 un phénomène inquiétant au niveau des marchés parallèles. Nous savions que depuis de nombreuses années avant 2011 une politique volontaire de marchés informels ou parallèles, notamment de contrebande au niveau des zones frontalières assurait, politiquement, une paix sociale et, économiquement, l’enrichissement de quelques oligarques dans le cercle Ben Ali.
Il y avait, jusqu’en 2010, un calcul économique qui était clair et un statu quo qui était établi entre la sphère économique et celle politique, à savoir ne jamais dépasser 20% du PIB pour les marchés informels et garantir 80% du PIB pour les marchés licites. En clair, on assurait une paix sociale par cet équilibre économico-sociétal sans qu’il y ait de retombées négatives sur l’économie du pays.
A partir de 2011, on connaît l’histoire, il n’y avait plus cet Etat « contrôleur » …
E.M : …l’Etat régulateur …
P. D. : Absolument. Donc, et cela coule de source, le monde criminel adorant le vide s’y est installé facilement. Dès 2011, et en six mois, il a investi, derrière ses « barons » aux frontières de la Libye et de l’Algérie ainsi que dans les grandes villes du pays, les activités illicites tenues jusqu’alors par les proches de Ben Ali. Entre 2011 et 2015, il n’y a pas eu vraiment d’obstacles pour éviter l’hémorragie de l’économie informelle en Tunisie.
E.M : Il ne faut pas oublier l’impact de la guerre civile qui a éclaté en Libye …
P. D. : En effet. Il faut ajouter à cela un certain nombre de facteurs catalyseurs en Libye, en Algérie, dans la zone subsaharienne où il y avait un réel phénomène de montée de l’islamisme radical, avec un mélange des genres entre terroristes et contrebandiers historiques en bandes armées et organisées, ce que j’appelle le « djihado-banditisme ». Une connivence entre la grande délinquance locale et ceux qui avaient besoin de financer leurs actions terroristes tels les branches protéiformes d’AQMI et de Daech. Et tout cela a fait que la Tunisie s’est trouvée dans une situation d’épicentre, une plateforme idéale d’interface criminelle entre l’Europe et l’Afrique, avec une autoroute pour de nombreux trafics illicites.
Jusqu’en 2015, un certain nombre de chefs mafieux ou barons ont pu constituer une fortune grâce justement au fruit de la contrebande. De cette fortune, les « parrains » locaux ont pu tisser des amitiés très étroites avec le pouvoir en place, ce qui fait que progressivement du monde mafieux au monde politique il n’y a eu qu’un pas …
E.M : …qui a été allègrement franchi …
P.D. : Et qui a été encore plus facilement franchi ces derniers temps, ce qui fait que même s’il y a eu un sursaut de l’Etat entre 2015 et 2018 pour essayer de stopper l’hémorragie, la situation s’est vérolée de l’intérieur… Or, sans franche volonté de remettre à plat cette notion de rétablissement de d’Etat de droit, notamment en matière de corruption (en dépit des efforts de l’Inlucc – Instance de lutte contre la corruption) et autres formes de criminalité, rien ne peut être accompli. A défaut de courage politique pour s’attaquer aux problèmes de fond, sous-jacents au commerce illicite, on peut craindre que dans les prochaines années on se retrouvera de fait dans une dictature du crime. En clair, tout sera régi par une volonté de défendre les intérêts de quelques-uns au détriment du plus grand nombre. Les barons précités et leurs proches ont constitué un socle solide avec quelques politiques. Il faudra beaucoup de courage et d’abnégation pour arriver à transformer tout cela. Il va surtout falloir être très attentif et innovant pour que la transition démocratique ne devienne pas le catalyseur d’un pouvoir criminel fantôme. La cécité chronique a toujours été la pathologie récurrente des parlementaires. Espérons que la nouvelle ARP inverse la tendance.
E.M : A combien estimez-vous ce commerce illicite ou le niveau de l’économie souterraine dans nos contrées ?
P. D. : Je vous ai parlé d’un taux de 20% du PIB en 2010, aujourd’hui à partir de calculs que j’ai pu faire en recoupant un certain nombre d’informations économiques et de données criminelles, j’estime qu’on est dans une fourchette de 50% – 55% du PIB…
E.M : La Banque mondiale, dans son rapport, a mentionné un taux de 54% …
P.D. : … On est à peu près dans ces zones-là. Evidemment, vu qu’il s’agit de l’informel, on ne peut disposer d’un chiffrage précis, mais on sait qu’on a largement dépassé les 50% et l’équilibre normal de fonctionnement d’une société, ce qui fait que l’Etat tunisien perd pratiquement 30% de son PIB en rentrées fiscales en moins, des ressources qui auraient pu permettre de rétablir progressivement la confiance économique si le mal avait été traité à la racine.
E.M : Pour chiffrer, disons que 50% du PIB c’est l’équivalent de 55 milliards de dinars et compte tenu d’une pression fiscale de l’ordre de 35%, soit 17 milliards de dinars sur un Budget étatique de 44 milliards, de quoi combler ou renflouer aisément le déficit budgétaire de 8 milliards …
P. D. : Effectivement. De plus, on est face à une autre situation : puisque l’Etat a besoin de fonds de trésorerie dans ses caisses, elle a tendance à accepter un certain nombre de marchés à l’export à des prix qui n’ont rien à voir avec la valeur réelle du produit. Je prendrais l’exemple de l’huile d’olive, l’or vert de la Tunisie, une richesse inestimable, dans un pays très sauvegardé par rapport à une situation environnementale défavorable dans ce secteur au niveau mondial.
On sait pertinemment que l’huile d’olive chez les grands producteurs en Europe, à savoir essentiellement l’Espagne et l’Italie – et tout particulièrement l’Italie – sont agressés par deux phénomènes : la sécheresse récurrente, d’une part, et la maladie des oliviers, d’autre part. Ceci se traduit par une perte de rendement de l’huile d’olive alors que la demande mondiale ne cesse de grimper, à raison de 5% par an depuis plusieurs années. Pour combler une demande mondiale croissante. L’Italie, entre autre, n’a pas d’autres choix que d’aller puiser de l’huile d’olive ailleurs – pour sauvegarder ses marchés. Qui est le plus grand producteur d’huile d’olive, aujourd’hui, après l’Europe ? C’est la Tunisie.
Or, au travers des négociations de l’Union européenne sur les quotas autorisés, il existe un lobbying puissant exercé par l’Espagne et surtout l’Italie pour que justement les importateurs puissent acheter de l’huile d’olive tunisienne au plus bas prix. Bien évidemment, cela arrange quelques négociants tunisiens ainsi que l’Etat au vu des rentrées d’argent rapides et relativement importantes. Néanmoins, sur le fond, quand on regarde bien, la situation est assez préoccupante en ce sens que la production est vendue en vrac à hauteur de 75% à un prix défiant toute concurrence, et sans réelle valorisation pour le pays.
E.M : … ce qui fait la réputation de l’Italie …
P. D : Oui et qui fraude massivement sur le vrac en affichant de fausses appellations d’origine protégée. Lorsque l’on analyse la situation sous l’angle criminologique, la situation en Tunisie est plus que préoccupante. Prenons les chiffres de 2017 – parce que je ne dispose pas de chiffres officiels plus récents – des carabiniers, la gendarmerie italienne, relèvent que les mafias ont engrangé, grâce au marché agroalimentaire, un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards d’euros. Sur ce montant, ces mafias ont généré 8 milliards rien que sur les oléagineux, dont 3,5 milliards pour l’huile d’olive en provenance de Tunisie.
Ce qui veut dire, sauf erreur de ma part, que sur une exportation d’huile d’olive de l’ordre de 1 milliard ou 1,5 milliard de dinars, ces organisations criminelles multiplient par sept leur chiffre d’affaires. Le profit devient plus intéressant que celui des stupéfiants, tout en étant pénalement moins risqué.
Vous constatez donc que rien que sur l’huile d’olive, il y a un problème de fond. S’il n’y a pas une vraie politique courageuse en la matière qui mettrait un terme, pour partie, à l’exportation en vrac de ce produit stratégique, la Tunisie verra d’une part sa richesse oléicole progressivement spoliée, d’autre part la valorisation de son or vert dénaturée, et enfin l’installation durable en Tunisie de prédateurs mafieux sous couvert de sociétés d’exportations respectables. Il est encore temps de réagir en favorisant une production intelligente à plus forte valeur ajoutée, en assemblant plus subtilement les variétés, en identifiant chimiquement les assemblages, en créant un passeport par assemblage, en conditionnant (mise en bouteille), en traçant à l’unité (sérialisation) et en exerçant un contrôle sur la garantie de l’origine. Par cette méthode, non seulement l’huile tunisienne sera vendue et reconnue à sa juste valeur, mais elle permettra aussi des profits plus élevés et donc des rentrées fiscales plus importantes. Plus que tout, la Tunisie deviendra enfin référente dans le monde et stoppera, par sa traçabilité sécurisée, toute action frauduleuse et donc tout intérêt des mafias en Tunisie.
E.M : Quels conseils pouvez-vous prodiguer aux Tunisiens ?
P. D : L’huile d’olive tunisienne doit devenir un exemple par rapport à tout ce que l’on peut faire pour les autres produits. Pour qu’on puisse garantir l’authenticité, l’origine et surtout la valeur ajoutée d’un produit quel qu’il soit, que ce soit de l’huile d’olive, des articles de l’artisanat tunisiens, des agrumes, des dattes, des vins ou des cosmétiques – l’Etat doit impérativement s’impliquer dans la protection des produits stratégiques et nationaux. L’huile d’olive en est le parfait exemple. Quoi que l’on dise, quoi que l’on pense, la Tunisie est à l’origine de ces malversations, involontairement certes, mais c’est elle qui incite à la fraude, par volonté de gains rapides, mais aussi et surtout par méconnaissance …
E.M : … c’est une immense victime …
P. D. : … Pourquoi ? Pace qu’on ne sait pas mettre en avant la qualité de ce produit magnifique, on ne sait pas le valoriser. Bien évidemment, on gagne des médailles à gauche et à droite, on reconnaît mondialement que l’huile d’olive tunisienne est d’une excellente qualité mais ça reste sporadique, ponctuel et uniquement honorifique.
Ce qu’il faut faire, au niveau national, c’est premièrement reconnaître les appellations d’origine contrôlées (AOC) des huiles d’olive parce que les AOC existent en Tunisie mais ne sont pas ou peu mises en pratique.
Deuxièmement, il faut construire une carte d’identité de l’huile d’olive. En clair, c’est la détermination en laboratoire des caractéristiques de chaque huile d’olive enregistrées sur la carte d’identité propre à chaque assemblage qui permettra la garantie d’origine de l’huile d’olive.
E.M : … de sa traçabilité …
P. D : … avant la traçabilité, c’est vraiment construire la base même de ce que doit être l’huile d’olive de la cuvée de 2019 par exemple : c’est une huile qui a telle caractéristique, telle structure chimique, telle structure olfactive, telle acidité, etc. Et donc on constitue une carte d’identité de chaque assemblage. Ensuite, on réalise les assemblages dignes de ce nom et on les conditionne (sous bouteille et autres) pour les exporter, ce qui complique sérieusement les actes frauduleux.
Après le conditionnement, et c’est la troisième étape, on met en place un processus de traçabilité – sécurisé -, ce qui permet de savoir de bout en bout comment le produit, l’huile d’olive dans ce cas, va pouvoir circuler jusqu’à la vente, sans risque de manipulations frauduleuses.
Une fois que cette traçabilité – sécurisée – est assurée, on pourra disposer de statistiques suffisamment fiables pour savoir exactement la répartition et le volume des ventes de l’huile d’olive tunisienne partout dans le monde.
A partir de là, il y a beaucoup de choses à faire, notamment au niveau législatif en Tunisie, de manière à favoriser un marquage associé à la traçabilité sécurisée, un marquage de l’Etat, appelé marquage d’autorité. Et le principe de ce marquage est très important. Du moment où le producteur a l’autorisation d’appliquer ce marquage d’autorité sur ses produits, cela permet à l’autorité étatique d’agir, à tout moment, contre les fraudeurs, sans passer forcément par les titulaires de droit, c’est-à-dire les producteurs. Par ce biais, L’Etat peut agir d’une manière forte au niveau pénal parce que ce n’est plus le produit que l’on attaque, c’est l’autorité régalienne, c’est l’Etat. Donc, il y a tout un processus technico-juridique à mettre en œuvre, aussi bien pour l’huile d’olive que pour les autres produits stratégiques de la Tunisie. A commencer par des produits comme le tabac, les alcools, les hydrocarbures pour lesquels aujourd’hui des solutions techniques existent et qui peuvent être associées au marquage d’autorité.
Enfin, par ce marquage, le consommateur saura précisément ce qu’il va consommer : un produit licite ou un produit frauduleux. A lui de prendre ses responsabilités.
Réglementer tout le processus de vente des produits permettra d’atténuer d’une manière drastique les pratiques abusives de la fraude, la contrefaçon, la contrebande, et ainsi éliminera progressivement les organisations mafieuses qui alimentent la contrebande localement. On pourra ainsi rétablir d’une manière transversale et verticale le principe même de l’Etat de droit.
Il y aura tout un mécanisme qu’il n’est pas difficile à mettre en œuvre quand il s’agit d’un pays de petite taille comme la Tunisie, parce que cela n’exige pas une logistique lourde. La seule difficulté est, je le répète, le courage politique.
E.M : Pour identifier et prévenir ce genre d’attaque et cette manière de faire de la part des fraudeurs et autres prédateurs, l’absence d’une structure d’intelligence économique se fait cruellement sentir …
P.D. : … Vous avez parfaitement raison. Il faut savoir qu’en 2011, du temps du gouvernement provisoire, j’avais proposé au ministère de l’Economie et des Finances tunisien la mise en place d’un centre de coordination interministériel et inter-sphères privées pour construire une politique de prévention contre les risques et menaces en matière d’intelligence économique et de menaces criminelles. On a failli le mettre en œuvre, sauf qu’il y avait déjà à l’époque des intrusions hostiles au sein même du pouvoir politique en place. Ces dernières ont fait en sorte que cela ne se concrétise jamais. J’avais même été invité en son temps par le Chef du gouvernement M. H. Jebali pour présenter ce projet à la TV. Cette initiative était à mon avis les prémices d’une agence d’intelligence économique. Il s’avère qu’aujourd’hui que la Tunisie a plus que jamais besoin d’une telle structure, et ce, pour au moins deux raisons.
D’abord, il y a un besoin énorme de coordination entre la sphère publique et celle privée pour la lutte contre le commerce illicite. Il y a certes beaucoup de structures qui existent aujourd’hui pour lutter contre le phénomène, mais concrètement, dans les faits, cette coordination fait défaut. Il est inéluctable qu’un centre dédié à l’intelligence économique soit mis en place.
Ensuite, il faut avouer que s’il n’y a pas d’intelligence économique tunisienne, il y aura forcément une intelligence économique étrangère et là ce sera une ingérence, d’où une double peine : on ne réglera pas le problème de la criminalité dans le pays et, en plus de cela, on aura une ingérence de pays étrangers dans la politique et l’économie du pays. Donc il me semble qu’il s’agit là d’une priorité, pour réfléchir dans les prochains mois à la mise en place d’un tel centre ou agence.
Il y a un autre élément qui doit être pris en compte, c’est la transformation de la société par l’éducation. Depuis presque dix ans, la société tunisienne s’est malheureusement profondément enfoncée de manière directe et indirecte dans la facilitation du marché informel. On le constate tous les jours, malgré la présence de l’Inlucc : banalisation de la petite corruption qui ne cesse de biaiser tout le système, avec ses fléaux récurrents comme le blanchiment, le marché informel, le commerce illicite,…
E.M : … et le tandem trafiquants – terroristes …
P.D. : … C’est vrai, le financement du terrorisme est aussi un fléau qui a été catalysé par les groupes venant de Libye et d’Algérie. Donc, dans le cadre du projet d’éducation sociétale, on est parvenu à signer un accord en 2019 avec le ministère en la matière, sous la houlette de M. Hatem Ben Salem, portant sur la refonte totale de l’éducation morale et civique, dès la maternelle, à travers un système de sensibilisation adapté jusqu’à l’Université et aux centres de formation professionnelle, soit tous les stades de l’éducation, contre la corruption, le commerce illicite et les marchés informels.
E.M : … un tel projet est utile pour développer le sens civique et patriotique, surtout quand on sait que 100.000 élèves quittent chaque année le système éducatif, ce qui représente en fait une véritable bombe à retardement …
P.D. : Oui effectivement. Il faut ancrer de manière permanente dans la tête des enfants et des adolescents les principes du sens civique qui contribue à bannir ces fléaux, rétablir l’ordre et surtout dynamiser l’économie et fournir du travail à tous ces jeunes. Indirectement, ces jeunes deviendraient naturellement les ambassadeurs des adultes pour leur expliquer qu’en fin de compte rien ne sert de « négocier ». La loi est la loi. Ce faisant, on pourra amener la société civile à se transformer et à établir une autre image de la société tunisienne vis-à-vis des étrangers. Alors que cet accord a été paraphé par le ministre de l’Education, il a été malheureusement abandonné la semaine qui a suivi sa signature, pour je ne sais quelle raison. Ce désaveu du Ministère de l’Education fut à mon sens une faute grave, au vu de l’impact politique et sociétal que cette mesure devait apporter.
E.M : le Budget de l’Etat a, dans les années post-révolution, pratiquement doublé alors que la croissance économique, sur les neuf dernières années, a été de l’ordre de 15%… L’investissement n’a pas suivi
P.D. : … C’est une question de confiance. Pour la restaurer, il n’y a pas d’autres alternatives que de rétablir l’Etat de droit. Et pour rétablir l’Etat de droit, il faut mettre en œuvre une politique courageuse en la matière, en reprenant un certain nombre de principes, notamment ce que je viens d’exposer (en toute modestie !). C’est par cette démarche-là et uniquement par celle-là que les investisseurs reviendront dans le pays…
E.M : … Sur les 2.500 entreprises étrangères établies en Tunisie, 90% n’ont pas quitté le pays malgré les conditions difficiles. Qu’en pensez-vous ?
P.D. : Ce qui a attiré mon attention, et c’est le plus grave, ce sont les réponses au sondage émanant du ministère chargé de l’Industrie et envoyées aux hommes d’affaires et dont il ressort que les entreprises économiques et notamment les PME – à hauteur de 75% – se demandent si elles ne vont pas suivre le mauvais exemple pour survivre …
E.M : … à cause du niveau de la pression fiscale …
P.D. : C’est en tout cas très inquiétant … Puisqu’il y a un nouveau gouvernement qui s’est installé et qui semble vouloir changer les choses en la matière, il est plus que temps de se mettre à l’ouvrage. C’est à ce nouveau pouvoir en place, en tout les cas, de montrer l’exemple, en appliquant une vraie politique audacieuse en la matière.
E.M : Vous êtes en Tunisie sur un projet. Qu’est -ce que vous pouvez nous en dire ?
P.D. : En fait, j’en ai plusieurs !
D’abord, il s’agit de la mise en œuvre de cette approche de marquage d’autorité en vue d’optimiser notamment les missions des autorités (douane, justice, police) en matière de contrôle de conformité des produits fabriqués et de lutte contre le commerce illicite.
Si on ne peut pas le faire tout de suite au niveau du gouvernement, il faut le faire au niveau des fédérations et organisations professionnelles de manière à ce qu’on puisse démontrer – dans une approche pilote – auprès des autorités, la faisabilité du projet. Je ne peux pas citer pour l’instant de fédérations professionnelles, mais il est très clair qu’aujourd’hui il y a une volonté de la société civile d’aller auprès du gouvernement apporter des solutions concrètes pour que ce dernier accepte de collaborer et de travailler dans ce sens. Si le gouvernement peut renverser la situation et être le moteur de la transformation citoyenne, c’est encore mieux. Ensuite, je suis en Tunisie à l’Université Centrale de Tunis pour mettre en place un programme MBA qui va justement permettre d’éduquer …
E.M : … Sensibiliser vous voulez dire …
P.D. : …Eduquer dans le sens noble du terme, soit un enseignement concret et pragmatique qui fournira les clés essentielles et les mécanismes nécessaires pour lutter efficacement contre les dérives criminelles et les marchés illicites.
Pour arriver à construire ce MBA, nous allons lancer un programme pilote qui va se traduire par une formation certifiante au sein de l’Université Centrale. Il commencera dès la levée de la quarantaine contre le Covid-19, et ce, pendant trois jours, autant de fois que nécessaire. Population visée : des professionnels de différents secteurs d’activité et de l’administration. Cette formation au sein de l’Université Centrale va nous donner déjà une idée précise quant à la manière de travailler. A la lumière du succès qu’elle aura recueilli, nous pourrons ensuite mettre en place ce MBA, unique au monde. Il faut savoir être créatif et innovant. Nous le faisons, avec le soutien total et entier de l’Université Centrale de Tunis …
E.M : … il y a apparemment la présence de poids lourds …
P.D. : … Les Professeurs Horchani et Chichti, et bien d’autres. Et derrière nous, je tiens à souligner le soutien de l’INNORPI et de la Direction générale des Douanes. D’ailleurs, je peux vous assurer que lorsque j’ai présenté ce projet intégrant les sujets relatifs aux atteintes aux droits de propriété industrielle – ce qu’on appelle en terme simple la contrefaçon – auprès des responsables de ces organismes d’Etat, ils ont été très enthousiastes. Ils ont en effet constaté que les séminaires et les conférences ne suffisaient pas pour ancrer et inculquer le Savoir et les techniques de lutte en la matière auprès des entreprises.
Entretien conduit par Hédi Mechri et Sami Chembeh