– MICHEL SAPIN –
La question des responsabilités des entreprises vis-à-vis de la société a profondément évolué en dix ans et se pose maintenant comme enjeu pour elles, mais aussi comme un « enjeu de société ». Traduction d’une évolution de la société mondiale notamment face aux défis planétaires, ce sont à des questions de fond que répond Michel Sapin : statut juridique de l’entreprise, définition de la valeur (économique, sociale, environnementale) et mesure des externalités, contrat naturel associant humains et non humains…
Comment évaluez-vous les grands bouleversements qui marquent notre époque ?
Il s’agit là d’une question d’ordre historique. Notre monde a connu de nombreuses périodes de mutations, parfois très puissantes comme celle que nous vivons aujourd’hui, dont la révolution industrielle du XVIII e et
XIX e siècles. Il ne faut pas penser que c’est une chose inédite pour nos sociétés humaines. La notion même de mutation est loin d’être nouvelle.
Ce qui est nouveau en revanche dans ce que nous vivons aujourd’hui, c’est la rapidité, du moins la conscience de la rapidité, et la simultanéité de plusieurs de ces mutations, c’est-à-dire leur juxtaposition.
C’est notamment cette multiplicité qui rend difficile l’appréhension de ces bouleversements par les sociétés et les acteurs humains, ainsi que la prise de conscience de l’urgence à y apporter des réponses. Si l’on prend
par exemple la question de la crise écologique : le monde a bien évidemment toujours connu des épisodes climatiques brutaux et inattendus. On ne peut malgré tout que constater la rapidité du réchauffement en lui-même, et la gravité de ses conséquences. Si l’on ajoute
à cela l’accélération des phénomènes de mondialisation et de la circulation des informations, l’instantanéité des débats et des réactions qu’elles suscitent, le contexte d’interconnexion, d’interdépendance très profonde,
on aboutit à une situation extrêmement complexe, et inédite justement par sa complexité. La vie politique est aujourd’hui bouleversée par l’information en continu, par les réseaux sociaux qui peuvent avoir
tendance à donner la primauté à l’exceptionnel au détriment du rationnel etc. Tous ces éléments particuliers, qui constituent notre société, altèrent
notre manière de réfléchir, notre capacité à réagir.Ce sont pour moi ces aspects précis, accélération et juxtaposition des transformations, qui caractérisent le mieux les grandes mutations que nous subissons.
Le Directeur général de la MAIF, Pascal Demurger, a publié en 2019 un ouvrage intitulé La politique du XXI e siècle sera politique ou ne sera plus. Cela soulève la question de la responsabilité des entreprises face notamment aux effets négatifs de ces grandes mutations. La RSE Responsabilité sociétale des entreprises) s’est imposée comme un réel enjeu ces dernières années, notamment avec la loi PACTE qui a fait évoluer son cadre réglementaire. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Je pense effectivement que l’entreprise est, par principe politique, dans le sens premier du terme, puisqu’elle fait partie de la polis, c’est-à-dire de la communauté. Elle est partie intégrante de la société, et par conséquent actrice de la démocratie. Elle possède à ce titre une responsabilité quant aux grands enjeux environnementaux et sociaux, d’autant plus qu’elle
dispose d’un pouvoir potentiel de transformation sociétale très fort.
On peut selon moi aborder cette question de la responsabilité de deux manières. La première est d’ordre moral. L’entreprise, au même titre que les autres acteurs de nos sociétés, se doit aujourd’hui d’intégrer à son fonctionnement économique des comportements éthiques qui servent l’intérêt commun des humains et de la planète dans son ensemble, et au contraire de bannir ceux qui iraient à son encontre. Certaines entreprises choisissent d’ailleurs d’axer leurs actions autour de cette dimension éthique en se donnant une finalité d’ordre social ou environnemental, en parallèle
bien sûr de leur mission de production et de création de valeur : c’est ce qu’on appelle les entreprises à mission.
Le deuxième aspect, plus trivial si l’on peut dire, est celui de l’intérêt lucratif. Sur le plan économique, les entreprises d’aujourd’hui ne peuvent tout simplement pas ignorer les principes éthiques de la société : cela revient à se créer un handicap de compétitivité. Si une entreprise choisit de conserver des pratiques particulièrement défavorables à l’environnement
par exemple, et que cela est propagé par les réseaux sociaux, cela finira par porter atteinte à son image et donc par entraver sa capacité à se développer. Pendant longtemps et jusque dans les années 2000, corrompre
à l’étranger était considéré comme presque normal, tout du moins admissible car dans l’intérêt économique des entreprises, de l’emploi et de l’activité des pays concernés. Aujourd’hui, les entreprises de pays qui ne
mettent pas en place des législations suffisamment performantes en matière de lutte anti-corruption peuvent se voir refuser un certain nombre de marchés à l’extérieur.
On voit donc bien que dans le contexte de nos sociétés actuelles, marquées par les crises en tous genres et les grandes mutations technologiques, de communication, etc., il n’est pas seulement moralement, mais aussi économiquement parlant indispensable pour nos entreprises de mettre en œuvre des dispositifs et des comportements éthiques, prenant en compte les problématiques sociales et environnementales qu’on ne peut plus ignorer.
Que pensez-vous de la création d’un statut juridique pour les entreprises, qui reconnaîtraient justement la prise en compte de ces enjeux ? S’agit-il là d’un outil
utile, selon vous ?
Je pense que c’est effectivement un outil intéressant, mais transitoire parce que le principe du statut implique une notion d’exclusivité : certaines entreprises seraient volontaires pour rentrer dans ce moule vertueux et d’autres pas. Il s’agit d’une bonne solution, et on en a l’exemple avec les entreprises à missions. Cela montre que même dans cette démarche, en se créant un certain nombre d’obligations de comportement, l’entreprise peut continuer à gagner de l’argent, à rémunérer ses actionnaires etc. Je pense qu’il faut malgré tout avoir une vision peut être un peu plus large. Nous ne devons pas nous retrouver avec des exceptions statutaires au sein d’une réalité générale moins conforme aux intérêts de nos sociétés. Il y a au cœur de ces questions un élément fondamental qui est l’esprit de conformité. Au-delà de ce simple système de statut, je pense qu’il faudrait pouvoir mettre en place des dispositifs, des règles de conformités qui mettent les entreprises face à leurs obligations, et donc face à un risque de sanction si elles franchissent la ligne rouge. La transparence est également un paramètre indispensable : il faut que les administrations d’une part mais aussi l’opinion publique dans une certaine mesure puissent avoir accès à un certain nombre de données par l’intermédiaire de rapports annuels par exemple, de reportings financiers et surtout extra-financiers qui rendent compte des implications sociétales des entreprises. Ainsi je pense que par cette notion de conformité, donc d’obligation, nous pouvons accéder à une généralisation des statuts à l’ensemble des entreprises.
Justement, la question du reporting extra-financier met en avant une limite de la RSE, à savoir la difficulté de pouvoir réellement mesurer les externalités (c’est
à dire les transferts de valeur qui n’incluent pas de compensation financière), qu’elles soient positives ou négatives, des agents économiques. Cette création de
valeur ayant une dimension sociale, collective, n’est-ce pas au niveau territorial que pourrait s’analyser et se mesurer, dans le but de renforcer la RSE ?
Je pense qu’il est de toute façon intéressant de territorialiser davantage ces problématiques et la mise en œuvre des solutions. J’ai été président de région en 1998 puis en 2004 et nous avions déjà à cette époque mis en place des dispositifs allant dans ce sens, qu’il s’agisse de réfléchir au niveau régional au bon équilibre entre développement économique et prises de position sociales ou environnementales, « Il est urgent ou de signer avec l’État ce que l’on appelle de trouver des contrats de plan, qui permettaient de nouveaux de coordonner les actions de la région et celles de l’État autour d’une vision indicateurs dans partagée du développement du territoire. ce domaine et Nous exigions également de la part des de pouvoir les territoires la prise en compte de ces problématiques sociétales dans le cadre territorialiser, des aides accordées par la région dans le malgré les domaine du logement et de la rénovation difficultés que urbaine par exemple. On voit donc que cette notion n’est pas nouvelle mais cela soulève. » elle est rendue d’autant plus nécessaire dans ce contexte, mis en lumière par la crise du COVID-19, de mondialisation et donc d’interdépendance exacerbée. Il est certain qu’il est aujourd’hui indispensable que l’entreprise, ainsi que le territoire dans lequel elle est implantée, aient une vision suffisamment construite en coopération de leur propre avenir respectif au sein de notre société, qu’ils puissent se saisir de ces réflexions et réaliser leurs enjeux. Néanmoins, le problème évident des externalités, que ce soit à l’échelle du territoire ou non, c’est que l’on parle ici de facteurs éthiques qu’il n’est effectivement pas aisé de chiffrer. Dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale et l’optimisation fiscale agressive il est déjà très compliqué d’obtenir des reportings financiers pays par pays alors qu’il s’agit en l’occurrence de données chiffrées. Lorsque l’on veut mesurer le niveau de bien-être social ou environnemental, c’est encore autre chose. Il est urgent de trouver de nouveaux indicateurs dans ce domaine et de pouvoir les territorialiser, malgré les difficultés que cela soulève.
Plusieurs éminents philosophes, anthropologues (Michel Serres dans Le Contrat naturel, Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été moderne, Philippe Descola par exemple) plaident pour que soit introduits les objets comme parties prenantes. Nous limitons en effet les parties prenantes aux seuls humains, alors que de nombreux acteurs non humains jouent un grand rôle. Pour prendre un exemple concret, au niveau du tourisme : la plage constitue un objet naturel partagé, un lieu qui peut être à l’origine de beaucoup d’externalités, négatives ou positives. Il s’agirait de réintroduire ces objets, avec lesquels nous interagissons, comme des éléments du contrat que nous passons avec le monde. Qu’en pensez-vous ?
Le contrat naturel est une très belle idée puisqu’elle met en lumière ce que nous avons tendance à oublier dans notre société anthropocentrée : notre monde est complexe, il est constitué d’une infinité d’éléments, humains ou non humains, qui interagissent constamment les uns avec les autres. Ainsi nos comportements ont des conséquences sur les objets naturels autour de nous, et ces objets ont eux-mêmes un impact sur nous. Il en va donc de l’intérêt général de construire une société dans laquelle nous passons effectivement des contrats, sous forme de compromis, avec ces autres parties prenantes. Je pense que cette vision d’un développement humain prenant en compte cette interdépendance est une première réponse face aux mutations et aux grands enjeux, sociaux, environnementaux, géostratégiques, auxquels nous devons faire face. Mais si cette idée, cette ambition, est de plus en plus forte, elle se heurte néanmoins, et c’est paradoxal, à un individualisme de plus en plus prégnant…
Question particulière :
Une question majeure de la société est la situation de profondes inégalités dans lesquelles se trouvent les femmes partout dans le monde et, bien sûr aussi malheureusement en Europe et en France.
Qu’apporterait selon vous à la société en général la résolution de ces profondes inégalités ?
Je n’aime pas l’idée selon laquelle les femmes auraient des capacités particulières liés à leur genre, comme une plus grande sensibilité par exemple. Cela renforce des stéréotypes de genre dont on sait qu’ils sont à la fois des conséquences et des causes de ces inégalités. Je pense que les femmes disposent des mêmes capacités que les hommes, et représentent une richesse pour notre monde au même titre qu’eux. Nous devons pouvoir utiliser ces capacités et les rémunérer à leur juste mesure, ce qui passe aussi par une reconnaissance au niveau de la société dans son ensemble. Cette question et les réponses à y apporter ne sont pas si simples, car elles se confrontent une histoire et à une culture très installée car très ancienne de domination masculine, de préjugés sexistes à l’encontre des femmes et qui sont malheureusement très intégrés dans leur propre système de pensée. C’est aussi à ce niveau-là qu’il faut à mon sens travailler.