Pour de très nombreux experts et économistes, la création d’un fonds pour les générations futures est une mesure indispensable dans tous les pays pétroliers. La Norvège est présentée comme le modèle à suivre. Néanmoins, une analyse approfondie montre qu’il faut tenir compte de nombreux autres paramètres pour évaluer la pertinence d’une telle mesure.
Le fonds norvégien, un benchmark ?
Le fonds souverain de Norvège (Government Pension Fund) a été créé en 1990 pour accueillir l’excédent des recettes pétrolières. Ce fonds, principalement destiné aux générations futures, est le plus riche au monde, loin devant celui de l’Arabie saoudite ou du Qatar.1 Le fonds est géré par la Norges Bank Investment Management (NBIM) au nom du ministère des finances. Chaque année, l’ensemble des revenus pétroliers (revenus des gisements, impôts payés par les compagnies pétrolières et les dividendes de Statoil2) y est déposé. Le ministère des finances arbitre sur les choix d’investissement. Ces investissements se font à l’international dans plus de 8 200 entreprises. Les règles stipulent que le fonds ne peut détenir plus de 10 % du capital d’une entreprise, mais dans les faits le niveau ne dépasse généralement pas 5 %.
Depuis 2004, le fond sélectionne ces investissements en fonction de critères éthiques. Ainsi, Walmart – pour entraves à l’action syndicale – ou Total – pour sa présence en Birmanie – en sont exclus.
À partir de 2012, les investissements vont davantage s’orienter vers les pays émergents au détriment de l’Europe. En 2012, 48 % du fonds étaient investis en Europe contre 53 % en 2011.3 Chaque année, environ 4 % du fonds est prélevé pour financer des services publics en Norvège.
Les institutions financières internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale présentent la Norvège comme un modèle de gestion de la rente pétrolière. Cette fascination de la part des économistes des institutions de Bretton Woods conduit à des travers bien connus : la volonté de s’inspirer du modèle norvégien pour le généraliser, quel que soit le niveau de développement du pays. C’est ce que montre le cas du Tchad, pays où 80 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour. Pourtant, la Banque mondiale y a conditionné son prêt à la création d’un fonds pour les générations futures.
Le Tchad, un mauvais élève ? Le Tchad, un mauvais élève ?
Le Tchad est un pays exportateur de pétrole depuis 2003. Des explorations pétrolières avaient commencé au début des années 1960, mais l’emplacement du pays rendait le transport de l’« or noir » coûteux et donc moins rentable. À partir de 2000, des travaux de construction d’oléoducs entre le Tchad et le Cameroun sont engagés.
La Banque mondiale a accordé un prêt au Tchad d’un montant de 293 millions de dollars pour la construction de l’oléoduc Tchad-Cameroun et les infrastructures des gisements de Doba. Ce prêt n’est pas très élevé au regard du coût total du projet, estimé à 3,7 milliards de dollars. Comme l’explique Loïc Simonet, la Banque mondiale jouait surtout le rôle de « caution morale » auprès de l’opérateur du projet en conseillant le gouvernement du Tchad dans la gestion et l’emploi des recettes pétrolières. La Banque mondiale créait un contexte politique plus propice à l’investissement privé.4 Le rôle de catalyseur et le financement de la Banque mondiale ont été conditionnés à l’application d’une répartition de la rente pétrolière sans précédent en Afrique (voire dans le monde) : 90 % des ressources seront versées sur des comptes du Trésor et 10 % seront déposées sur un compte d’épargne bloqué à la Citibank de Londres au profit des générations futures. Les 90 % seront répartis de la manière suivante : 72 % pour les secteurs prioritaires (santé, éducation, développement rural et construction des infrastructures de base), 13,5 % pour les dépenses de fonctionnement et d’investissement courants de l’État, et 4,5 % iront aux collectivités des régions productrices. La Banque mondiale a également mis en place un collège de surveillance et de contrôle des ressources pétrolières. Ce collège vérifie la bonne utilisation des recettes pétrolières.
Fin décembre 2005, à l’initiative du gouvernement tchadien, les députés modifient la loi sur le pétrole en supprimant le fonds pour les générations futures. Ils intègrent les dépenses de sécurité et l’administration aux domaines prioritaires susceptibles d’être financés par les revenus pétroliers. La Banque mondiale décide alors de stopper le versement de ses prêts (avec environ 124 millions de dollars restant à verser). En 2006, la Banque mondiale et le Tchad se réconcilient avec un nouvel accord prévoyant que 70 % des revenus pétroliers soient affectés à la lutte contre la pauvreté sans rétablissement du fonds pour les générations futures.5
L’échec de cette initiative pourrait être imputé à la mauvaise gouvernance du Tchad. C’est partiellement le cas. Cependant, l’échec est aussi imputable au diagnostic erroné de la Banque mondiale sur le cas tchadien. Il est essentiel que l’argent de l’or noir aille directement dans le financement de la lutte contre la pauvreté. Cependant, l’idée d’un fonds pour les générations futures dans un pays où 80 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour et 76 % n’ont pas accès à l’eau potable est discutable. Des évaluations montrent qu’il suffirait de 100 dollars par personne et par an pendant dix ans en investissements sociaux dans un pays pour sortir les populations de la pauvreté.6 À l’évidence, pour les habitants du Tchad, chaque dollar compte.
La question unique de la bonne gestion de la rente pétrolière évince les autres questions
Un certain nombre de questions n’ont pas été soulevées dans l’initiative de la Banque mondiale. Elles étaient pourtant bien plus importantes que la création d’un fonds pour les générations futures et une condition nécessaire à une utilisation plus pertinente des recettes pétrolières pour lutter contre la pauvreté.
La première question concerne le partage de la rente entre le Tchad et les compagnies pétrolières : est-il équitable pour le pays producteur ? À la différence de la Norvège qui possède une puissante compagnie pétrolière majoritairement publique, le Tchad fait appel à des compagnies étrangères (Exxon-Mobil, Petronas, Chevron) pour exploiter son « or noir ». Cela signifie que sur les 110 000 barils produits par jour au Tchad, seulement une partie revient au budget tchadien rendant la part du pétrole dans le revenu par habitant encore plus faible. Dans son initiative avec le Tchad, la Banque mondiale a voulu accroître la transparence sur la gestion des recettes pétrolières sans se soucier de l’étape précédente : la transparence sur la valeur des gisements et les modalités du partage de la production qui en découlent.
La deuxième question concerne l’utilisation de la rente pétrolière pour lutter contre la pauvreté. Y a-t-il eu une évaluation précise des sources de la pauvreté et des financements nécessaires pour l’éradiquer ? Sans ce travail, une bonne gestion de la rente pétrolière ne sera pas suffisante pour lutter contre la pauvreté. Or, depuis 2000, selon l’initiative conjointe de la Banque mondiale et du FMI, les pays désirant bénéficier d’un allègement de la dette ou d’une aide financière doivent rédiger un Document stratégique de réduction de la pauvreté (DSRP).
Ce dernier doit être validé par la Banque mondiale et le FMI. La confrontation entre les objectifs affichés par les DSRP et leur élaboration concrète sur le terrain met en évidence les failles du processus. Une analyse du DSRP du Congo révèle les faiblesses du contenu et du processus d’élaboration. Pourtant, ces lacunes n’ont pas empêché le Congo d’obtenir la validation par le FMI et la Banque mondiale de son DSRP. Le Tchad a également participé à ce type d’initiative.
La même méthode ne conduit pas systématiquement aux mêmes résultats
L’application du « benchmark norvégien » de la gestion de la rente pétrolière à d’autres pays, sans qu’il soit tenu compte du niveau de développement et du ratio production pétrolière/population, ne peut amener qu’à des échecs similaires à celui du Tchad. La Norvège est un pays riche avec une population de 5 millions d’habitants, une production de 1,5 million de barils par jour et un PIB par habitant supérieur à celui des États-Unis. La population du Tchad est 2,5 fois plus élevée (12,8 millions d’habitants) que celle de la Norvège. La production pétrolière est treize fois plus faible (environ 110 000 barils par jour) et le PIB par habitant est parmi les plus bas au monde.
Dans le cas norvégien, on peut aisément comprendre l’utilité d’un fond pour les générations futures. D’un point de vue économique, il permet au pays d’éviter la surchauffe en agissant comme un stabilisateur macroéconomique. Il évite une trop forte appréciation de la monnaie qui pourrait porter préjudice à d’autres secteurs exportateurs (comme dans le fameux « syndrome hollandais »), ou entraîner une trop forte inflation. D’un point de vue éthique, les Norvégiens n’ayant pas un besoin vital d’un revenu supplémentaire, le choix de produire une ressource qui s’épuise et d’en conserver une partie pour les générations futures est parfaitement fondé.
Dans le cas du Tchad ou d’autres pays en développement, l’utilité d’un fonds pour les générations futures est loin d’être aussi évidente. D’un point de vue éthique, l’intérêt pour les générations futures d’avoir un compte à l’étranger si elles n’ont pas d’infrastructures de base pour étudier ou se soigner n’est pas avéré. D’un point de vue économique, le fait d’accumuler une épargne dans une autre monnaie peut entraîner des pertes. Lorsque les pays se développent, ils connaissent généralement une appréciation de leur monnaie qui rendrait leur épargne beaucoup plus faible (une fois libellée dans leur monnaie).7 D’ailleurs, beaucoup de pays riches et producteurs de pétrole n’ont toujours pas créé de fonds pour les générations futures. C’est le cas des États-Unis malgré un essor spectaculaire de la production de pétrole de schiste ces dernières années et une durée de vie plus courte de ces gisements (par rapport aux gisements traditionnels).
Il ne faut donc pas chercher à appliquer les mêmes recettes et se méfier des fausses bonnes idées qui ne tiennent pas compte des contextes économiques nationaux. La création d’un fonds pour les générations futures peut se justifier économiquement pour un pays développé. La donne est radicalement différente pour un pays en voie de développement. Le débat sur la nécessité de mettre en place un fonds pour les générations futures évince d’autres problèmes plus urgents dans la gestion de la rente pétrolière.
Raphaël-Homayoun Boroumand*
Thomas Porcher**
Notes
* Raphaël-Homayoun Boroumand est docteur en sciences économiques de l’EHESS, diplômé d’un Magistère de l’université Paris-Dauphine ainsi que du MBA d’American University (Washington DC). Il est professeur d’économie à Paris School of Business et chercheur affilié à la City University London. Il est également enseignant en formation continue à l’université Paris-Dauphine et conférencier. Il est co-auteur, avec Stéphane Goutte et Thomas Porcher, de l’ouvrage 20 idées reçues sur l’énergie (De Boeck, 2015). Expert du secteur de l’énergie, il a publié de nombreux articles scientifiques dans des revues internationales. Avant de rejoindre le monde académique, R.-H. Boroumand a travaillé plusieurs années comme consultant en stratégies d’entreprises dans des cabinets internationaux de conseil.
** Thomas Porcher est docteur en économie de l’Université Paris-Panthéon-Sorbonne, professeur associé à la Paris School of Business et chargé de cours dans le master 203 à l’Université Paris-Dauphine. Thomas Porcher est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment avec Raphaël-Homayoun Boroumand et Stéphane Goutte, de 20 idées reçues sur l’énergie (De Boeck, 2015) et, avec Frédéric Farah, d’Introduction inquiète à la Macron-économie (Les petits matins, 2016).
1 Sovereign Wealth Fund Rankings (2015).
2 Compagnie pétrolière norvégienne détenue majoritairement par l’État.
3 Norvège, le site officiel pour la France : « Le fonds souverain norvégien obtient un rendement de 13 % en 2012 » (2013).
4 L. Simonet (2006), « Retour sur la rupture entre le Tchad et la Banque mondiale : ne nous trompons pas de responsable », Études internationales, vol. 37, no 4, pp. 597-615.
5 G. Carbonnier (2007), « Comment conjurer la malédiction des ressources naturelles ? ». Annuaire suisse de politique de développement, vol. 26, no 2, pp. 83-98.
6 L’économiste Jeffrey Sachs (2005) a évalué les besoins de moyens de financement annuels d’investissements sociaux effectués par un pays « en bonne gouvernance » entre 2005 et 2015 pour sortir les populations des pays en développement de la pauvreté à 100 dollars par personne et par an. Les besoins en investissements sociaux sont répartis ainsi : 45 dollars pour les infrastructures de base (routes, investissements dans la régénération des sols, disponibilité de l’eau pour l’arrosage, eau potable et installations sanitaires, combustibles modernes pour la cuisine), 30 dollars pour les dépenses de santé fondamentales (lutte contre la tuberculose et les maladies infantiles, pour les accouchements sans risques, l’alimentation et le planning familial), 15 dollars pour l’amélioration de l’éducation (cours primaire et secondaire). D’autres priorités occasionneraient une dépense supplémentaire d’environ 10 dollars, portant le total des investissements nécessaires à 100 dollars par personne et par an. The End of Poverty: Economic Possibilities for Our Time, Penguin Press.
7 Ce qui n’est pas le cas du Tchad du fait de la parité fixe euro/franc CFA.