Comme de nombreux pays dans le monde, la France est depuis trop longtemps sous la dépendance des entreprises géantes du numérique, à commencer évidemment par celles du GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Près de la moitié des sociétés qui composent le classement de Forbes Digital 100 sont américaines, dont 19 figurent parmi les 25 plus grandes entreprises informatiques. Ainsi, sur de nombreux sujets relatifs aux systèmes d’information, la vision américaine l’emporte systématiquement. Même si cette hégémonie outre-Atlantique agace l’Europe, et notamment l’Hexagone, la logique serait de faire avec et de supporter, faute de mieux. Pour les résignés, « on ne peut pas faire sans eux, et ils ne peuvent rien faire sans nous! ».
À les entendre, la réconciliation est nécessaire entre les puissantes sociétés du numérique et les insoumis, qu’ils soient publics ou privés. Oui, mais voilà, deux problèmes majeurs persistent. D’une part, les européens sont en position de payeurs pour l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique qui représentent globalement pour ces poids lourds du numérique des marchés à moindre valeur ajoutée. D’autre part, le digital n’a jamais autant fragilisé l’Etat de droit et la liberté qu’en ce moment. La concurrence loyale et la sécurité sont, plus que jamais, en danger.
Tout le monde le sait. Cette hégémonie du numérique – aujourd’hui américaine et demain chinoise et coréenne – s’infiltre dans toutes les strates de notre société, au cœur des entreprises et au plus profond de la défense de la France. Ainsi, comme l’affirme l’avocat spécialiste du numérique, Olivier Iteanu, dans son ouvrage Quand le digital défie l’Etat de droit, cette liberté est compromise à deux niveaux : une menace étatique et une menace privée.
La menace étatique
La menace étatique est de se savoir totalement sous le contrôle de firmes américaines, elles-mêmes en lien avec les organes fédéraux de surveillance. Les conflits affichés ou larvés dans ce qu’il est désormais admis d’appeler le « cyberespace » ne sont pas seulement économiques et n’opposent pas uniquement – tant s’en faut – Washington à l’Union Européenne, ou même Paris. En offrant une palette d’offensives variées (espionnage, destruction, propagande …) peu coûteuses, rarement suivies de ripostes, difficiles à attribuer et faciles à nier, Internet est devenu, par exemple, un miroir des tensions en matière d’intelligence économique et un facteur de reconfiguration des relations outre-Atlantique. Des Etats l’utilisent pour éteindre des centrales électriques, ralentir une usine d’enrichissement d’uranium ou se financer à peu de frais.
On voit aussi se dessiner, avec la tentative d’ingérence, l’émergence d’attaques hybrides, où l’information et la donnée elle-même sont instrumentalisées pour déstabiliser des sociétés entières. Les milliards d’internautes et les outils sur lesquels reposent leurs vies numériques sont désormais forcés de côtoyer la puissance de feu des Etats, lorsqu’ils n’en sont pas les victimes, directes ou indirectes. Personne ne sait encore comment pacifier ce cyberespace en conflit larvé permanent, sans doute parce que personne ne veut se passer de ce qui est devenu un nouvel instrument de pouvoir. Notre histoire de France de ces trente dernières années nous l’a démontré à de nombreuses reprises.
La menace privée
La menace privée est cette violation de nos droits les plus élémentaires dans notre vie professionnelle ou personnelle. Même si celles-ci sont stockées sur des serveurs en Europe, les citoyens européens ont de facto mis leurs vies numériques entre les mains d’entreprises tentaculaires. C’est vrai pour les réseaux sociaux, mais également pour la recherche et la vente en ligne, où Google et Amazon ont mis leurs rivaux à la peine. La prépondérance des géants américains est quasi totale dans le domaine de la publicité en ligne, où la croissance combinée de Google et Facebook dépasse la croissance globale du marché.
Entre sécurités et libertés numériques
Deux autres problématiques tendent à peser également sur le numérique et convergent depuis trop longtemps avec les menaces exposées précédemment. La première touche à l’indépendance des administrations et des entreprises de service ou industrielles face au dictat des éditeurs de logiciels, souvent américains, et parfois européens, comme SAP. La seconde concerne la sécurité au détriment de la liberté. Que vaut l’idée de vivre en sécurité si l’on est dépourvu de liberté ? Avec les menaces qui nous entourent, faire de la sécurité le nouvel étalon de nos sociétés est une erreur majeure si elle est utilisée à d’autres fins que celles fondamentales de notre sauvegarde. En conditionnant les citoyens en des troupeaux craintifs, nos gouvernants oublient trop facilement ce rapport entre sécurité virtuelle et liberté. En plaçant les individus dans un contexte de servilité, le pouvoir exécutif détourne, à des fins politiques et en bafouant les principes élémentaires d’Etat de droit, la fonction première de la sécurité numérique : promouvoir des garde-fous pour notre économie et assurer une prévention élémentaire face aux dangers bien réels d’une intrusion permanente d’Etats prédateurs.
En matière de croissance économique et de concurrence loyale, il semble essentiel de garantir la liberté de choisir son propre développement logiciel, comme il semble essentiel aussi de sélectionner les moyens les plus agiles de protéger ses données sans contraintes progicielles ou de construire sans chantage technique sa propre forme de plateforme. C’est ainsi que toute entreprise devrait exiger, dans une logique de bonne gouvernance et de totale indépendance, le système d’information le plus pertinent, indispensable à la bonne marche de ses affaires.
Le député Daniel Fasquelle en a pleinement conscience et « déplore le recours systématique aux applications numériques américaines, regrettant l’absence de plateformes françaises ». Pour le vice-président de la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, « on ne peut pas continuer d’être à la traîne des Etats-Unis et de la Chine. Evitons que des plateformes numériques portent atteinte au bon fonctionnement de l’économie, mais également de nos libertés publiques ». Encourager les start-up et mieux accompagner les entreprises et les administrations vers des technologies innovantes, indépendantes de toute compromission directe ou indirecte avec les firmes puissantes du numérique relèvent du bon sens.
Le scandale Qwant
Le Président Macron et la Caisse des dépôts et consignations (CDC) ont souhaité aller dans ce sens en soutenant le moteur de recherche officiel de l’administration Qwant. Par cette démonstration, l’Etat promettait de mener le combat contre les géants de la Silicon Valley au nom de la « souveraineté » technologique. Si la démarche semblait des plus louables, elle s’est avérée désastreuse dans les faits et mal encadrée. Selon une note confidentielle de la Direction interministérielle du numérique (DINUM), révélée par Le Media ce 18 mai 2020, les résultats de Qwant – une start-up privée soutenue par Emmanuel Macron – sont décevants et soulèvent de nombreuses questions : difficulté de passer à l’échelle, difficulté à gérer un rafraîchissement fréquent des pages web, impossibilité d’utiliser l’index en temps réel pour les recherches des utilisateurs … Pire encore, Qwant qui se devait d’être indépendant de toute connexion avec les entreprises américaines, sous-traite l’utilisation de Bing, le moteur de recherche de Microsoft. Cette opacité de la relation entre Bing et Qwant exaspère le DINUM qui dénonce ce manque de clarté et affirme que la start-up ne « sait » pas répondre précisément aux questions concernant l’enchainement exact des traitements, ni quantifier son niveau d’utilisation réelle de Bing.
Dans un tel contexte, un scénario de compromission entre Qwant et Bing n’est pas à exclure. Ce dossier est, de toute évidence, un nouveau scandale d’Etat dont la CDC en est la première victime. Propriétaire à hauteur de 20% de Qwant, elle aurait déjà investi 20 millions d’euros en pure perte, alors même que la gestion comptable de la start-up mérite plus de transparence. Au cœur de l’Etat, le dossier Qwant est devenu si sensible que chacun tente de se dégager de ses responsabilités. Pour rappel, en avril 2017, durant sa campagne pour les présidentielles, Emmanuel Macron avait affirmé « qu’une start-up nation est une nation où chacun peut se dire qu’il pourra créer une start-up. Je veux que la France en soit une ».
Depuis, le Chef de l’Etat n’a pas manqué une occasion de promouvoir directement ou indirectement Qwant, « comme l’exemple du capitalisme numérique à la française ». Le PDG de Qwant, Eric Léandri, semble d’ailleurs s’être montré très voyant lors de ses fréquents déplacements à L’Elysée et avait même accompagné le Président lors de sa visite officielle en Chine en octobre 2018. Les petits arrangements entre amis ne font pas bon ménage avec la « grandeur de la France ». Il convient donc de réviser la problématique sous un angle mieux encadré et à partir d’un existant plus sérieux.
Un projet d’avenir
Au-delà du scandale Qwant, les défis à venir s’annoncent très difficiles à relever. Une chose est certaine : sans l’aide de la puissance publique un vrai projet « tout numérique » français, parfaitement transparent et citoyen implique des centaines de millions d’euros par an pour espérer ne plus être à la traîne des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie. Encore faut-il trouver une technologie prometteuse et compétitive. Plus que tout, un changement des mentalités doit s’opérer. Pour qu’un tel processus puisse voir le jour, il conviendrait d’abord de convaincre les décideurs privés et publiques, et tout particulièrement les Directeurs des systèmes d’information (DSI) à sortir de leur confort technique, voire à accepter la remise en cause de décennies de choix technologiques américains.
Pour Daniel Fasquelle, il est grand temps d’en finir avec cette hégémonie. C’est pourquoi le député LR tient à finaliser au plus vite son rapport parlementaire sur la « concurrence et le numérique » et le porter devant l’Assemblée. Parmi ses propositions, « réguler les plateformes numériques structurantes les plus importantes et mettre en place un organe de surveillance » éviteraient que ces plateformes trop puissantes portent atteinte au bon fonctionnement de l’économie et à nos libertés publiques.
C’est ainsi que pour les petits éditeurs innovants, en manque de levées de fonds et faute d’être accompagnés sérieusement, se laissent finalement racheter par de grands groupes dont leur stratégie première est de neutraliser toute forme de concurrence ou de procéder à de la croissance externe. Pour ceux qui, par chance, connaissent une success story qui se chiffre en centaines de millions d’euros, voire en milliards d’euros, les GAFAM ont, pour chacun de ces géants de l’informatique, une capacité d’investissement en dizaines de milliards d’euros. Pour éviter cette gabegie et maintenir les forces vives au cœur de la France, l’Etat doit exiger des engagements de pérennité de la part des actionnaires fondateurs et, comme aux USA, s’autoriser à bloquer les OPA.
Sans vouloir préjuger de l’avenir, il est important de rappeler que certaines start-up ont refusé depuis dix ans de se laisser bercer par le chant des sirènes, déclinant pour quelques-unes d’entre elles des ponts d’or offerts par les grands du numérique. Ce fut le cas de Faveod – un David contre Goliath – qui choisit l’adversité plutôt que de voir disparaître à jamais sa technologie prometteuse. Le projet « Faveod Designer », une technologie révolutionnaire dans le monde du développement numérique, a germé dans l’esprit de Yann Azoury alors qu’il était étudiant à l’école d’ingénieurs Epita. L’idée était de créer un environnement de développement collaboratif et temps réel pour concevoir rapidement des applications métier en environnement web, bâties sur des technologies universelles. Un projet ambitieux qui s’est concrétisé en 2007 avec la création de la start-up Faveod et de sa solution « Faveod Designer », primée depuis par Oseo-Anvar, Talents, Scientipôle et label BPI Excellence.
Pour accélérer le délai de mise sur le marché des applications web, Faveod a réalisé plusieurs innovations technologiques : une génération en temps réel des codes des applications, une gestion du cycle de vie applicatif et de projet intégrée, un environnement entièrement collaboratif. Pour ce faire, la solution s’est appuyée sur une plate-forme de développement hébergée en mode Saas (Software as a Service) sur les serveurs de Faveod. Une fois les besoins formalisés, le code source est automatiquement généré et compilé sur les serveurs de Faveod. L’application est alors en ligne quasi instantanément, disponible pour les membres du projet : les développeurs et les designers travaillent sur les processus métier et l’interface utilisateurs, le chef de projet suit l’évolution du programme, et ce en temps réel.
Une fois l’application validée, les codes source sont exportés, recompilés puis déployés sur les serveurs de production. Faveod s’appuie sur des technologies standard, le code source généré est ouvert et compatible avec la plupart des plates-formes d’entreprise et des bases de données du marché. Il devient ainsi en totalité la propriété du client qui peut l’exploiter sans dépendance extérieure, sans dette technique et sans licence. Cet outil puissant bouleverse le monde informatique. Avec ce panache tellement français, le jeune précurseur a pris tous les risques en construisant, pas à pas, son propre capital avec son management issu, pour partie, de sa jeune équipe. Systématiquement rentable depuis sa première année, et ce depuis 13 ans, Yann Azoury se bat pour maintenir son indépendance et faire de sa technologie, une exception française. Les technologies créées par des jeunes talents, comme le président de Faveod, répondent en tout point aux espoirs d’une nation en mal d’identité. En utilisant des technologies comme celles de Faveod designer, plus de 150 entreprises françaises de référence et administrations régaliennes ont ainsi compris tout l’intérêt de retrouver leur indépendance, en totale sécurité, et imaginent déjà une autre dimension à leurs développements, sans dettes techniques, libres de droits et économiquement compétitifs.
Ainsi, en mettant de côté les erreurs du passé, il est grand temps de franchir une nouvelle dimension, loin des contraintes archaïques des grands groupes américains. Dès lors, penser que réguler les plateformes numériques va de soi n’est pas une tâche aisée. Néanmoins, il est rassurant de savoir que les outils existent. Il convient simplement de clarifier au niveau national les objectifs, de questionner les instruments de la régulation et de travailler au croisement des différents ordres de régulation, dans une perspective à minima française. Comme insiste le Professeur Françoise Benhamou, membre du collège de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), « plusieurs objectifs dans le numérique doivent être poursuivis, notamment en matière de concurrence équitable entre services numériques comparables ». Créer des champions français du numérique et l’exporter partout dans le monde est donc possible. Tout dépendra des décideurs publics et privés sur les moyens qu’ils choisiront pour accompagner le dynamisme de l’innovation et d’assurer les conditions nécessaires pour que les entreprises atteignent une taille critique française d’abord, puis pan-européenne et africaine ensuite.
Il est essentiel de reconnaître enfin que les géants du numérique ne doivent pas être ennemis de l’Europe, et encore moins de la France, mais qu’ils puissent juste se comporter comme des concurrents normaux, sur un même pied d’égalité réglementaire et politique que les entreprises de plus petite taille. Si aujourd’hui ces géants vendent des services et des technologies en promettant de respecter le Règlement général sur les protections de données (RGDP), les normes salariales, fiscales, comptables, juridiques, techniques et commerciales, la réalité est tout autre et les mensonges avec.
Vis à vis des jeunes entreprises innovantes et volontaires, régulièrement auditées, il ne peut y avoir deux poids et deux mesures. Un immense chantier national, voire européen, est donc nécessaire pour soutenir les start-up du numérique qui démontrent aujourd’hui leur pertinence, et ce afin de rétablir l’équité et de pérenniser une concurrence loyale. Le futur rapport parlementaire de Daniel Fasquelle est attendu dans une période où la France a besoin d’objectifs forts pour sa relance post-COVID. Néanmoins, le député s’attaque dorénavant à une montagne qu’il ne pourra gravir qu’avec le soutien total et entier de la sphère publique comme de la sphère privée. L’enjeu est de taille pour la France. Le sursaut doit être évidemment au rendez-vous.
Pierre Delval