Jean-Marc Borello

Il est temps de passer à l’acte III de la décentralisation

Par temps de crise, apparaissent crûment les défauts majeurs de notre société : trop centralisée, peu à l’écoute des territoires, des besoins du local ; sachant peu valoriser et massifier les belles initiatives. Jean-Marc Borello, président du Groupe SOS, présente de nombreuses initiatives pour renforcer l’action territoriale, l’inclusion sociale et la participation citoyenne.
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Jean-Marc Borello

L’insertion locale, facteur majeur de réussite économique et sociale

Qu’est-ce que la crise de la Covid-19 a révélé sur notre société ?

Au niveau du fonctionnement des collectivités territoriales, cette crise a sûrement mis en évidence une insuffisante décentralisation d’un certain nombre de décisions. On a ressenti un déficit d’adaptation des mesures à l’environnement. On a bien vu, assez vite, que certaines mesures étaient plus ou moins bien adaptées selon les régions. Il y a donc cette nécessité de mieux travailler avec le localen tout cas de mieux l’associer aux décisions – et, à la fois, objectivement, parce que l’autorité locale est aussi humainement incarnée, on a constaté que la décision d’un seul homme ici ou là n’était pas forcément la plus pertinente sur le plan sanitaire. La crise a également révélé la nécessité de l’implantation locale des établissements sanitaires. Ceux qui avaient de bons rapports avec les élus, les entreprises, ainsi que des relations sociales saines en interne ont bénéficié de beaucoup plus de solidarité. On a vu des mairies mettre à disposition du personnel dans certains EHPAD pour réaménager des locaux, on a vu des entreprises faire passer de la nourriture dans les établissements…

Il y a donc cette nécessité de mieux travailler avec le local – en tout cas de mieux l’associer aux décisions.

Nous avons été concernés sur toute une série de secteurs différents, au premier rang desquels les hôpitaux, les maisons de retraite/EHPAD, mais aussi tous les lieux d’hébergement collectif, c’est-à-dire les dispositifs qui accueillent les personnes handicapées, les dispositifs qui accueillent des enfants, des personnes SDF ou migrantes… Cette crise a révélé les faiblesses et les forces des organisations. En l’occurrence, elle a révélé toute une série de difficultés dont on se dit en temps normal qu’il faudra un jour les gérer sans jamais prendre le temps de le faire, et qui là sont apparues de manière urgente, doivent être gérées et devront être gérées dans le monde d’après. Comme la réforme du système de santé : ça fait bien des années qu’on estime qu’il est fragile, que les gens sont insuffisamment payés, que les carrières sont difficiles, etc., autant sur le secteur de la santé que celui des personnes âgées.

En outre, la crise a révélé des difficultés qu’on a l’habitude de régler au cas par cas, mais qui sont alors apparues de manière plus massive, comme l’hospitalisation des malades psychiques à l’hôpital général (gérer un autiste adulte agité qui a la Covid), la fin de vie dans un EHPAD… Donc, en clair, tout ce qui est complexe en temps normal s’est manifesté avec plus d’acuité. Des solutions qu’on n’avait pas forcément systématisées dans le passé sont apparues de manière évidente en temps de crise parce qu’il fallait les trouver.

Des solutions sont apparues de manière évidente en temps de crise parce qu’il fallait les trouver.

Enfin, on a eu à faire face pendant la crise à une augmentation forte des violences intrafamiliales. En huit jours, parce qu’il fallait faire vite, on a inventé un dispositif d’éloignement des maris violents, mis en place immédiatement. On en a ainsi éloigné plus d’une centaine en très peu de temps. En clair, en cas de plainte, le magistrat peut enjoindre l’éloignement en urgence, et nous offrons une solution d’hébergement, soit dans un dispositif social, soit, dans le pire des cas, à l’hôtel, sur l’ensemble du territoire.

Quelles ont été les évolutions du Groupe SOS ces quatre dernières années ?

Ce qui était alors des nouveaux secteurs, c’est-à-dire la culture et la transition écologique, sont désormais des secteurs très importants : quasiment mille salariés dans ces deux secteurs aujourd’hui, contre quelques dizaines à l’époque. Du point de vue structurel, un nouveau secteur, « action territoriale », est apparu suite à l’opération « mille cafés », lancée il y a un peu moins d’un an. Le but de cette opération était d’ouvrir mille cafés dans des petits villages dans lesquels il n’y avait plus de commerces (1 500 habitants en moyenne globalement). Le café est évidemment le prétexte à l’ouverture d’un lieu de multiservices avec, selon les cas, une épicerie, un point boulangerie, un point poste, etc. On l’a fait car on a eu l’impression qu’il y avait dans cette partie de la population un sentiment d’abandon qui avait grandi. Ce n’était pas simplement un sentiment de difficulté sociale classique ; il y avait l’idée que ces villages étaient en train de mourir lentement, en silence. Il n’y a pas de services et de transports du tout (transports et mobilité faisant partie du projet des mille cafés). On voulait donc recréer un peu de vie.

La méthode adoptée consiste à reconstruire à partir du terrain : on fait un appel d’offres à l’ensemble des maires de commune de moins de 3 500 habitants, et c’est à partir de la demande des maires qu’une petite équipe s’est constituée pour rencontrer les élus, voir avec eux le lieu, trouver la paire de gérants pour le café en question, et surtout organiser une espèce de consultation au niveau local pour savoir de quoi les habitants avaient besoin. On va d’ailleurs lancer un nouveau projet en septembre avec Yann Algan, doyen des Affaires publiques à Science Po, et des équipes de chercheurs, afin d’étudier ce qui change quand le bistrot réouvre et ce que ça induit, éventuellement en matière de circuits courts.

Vous avez récemment écrit un rapport sur le système social français, Donnons-nous les moyens de l’inclusion, paru en janvier 2018. Et si l’on se place du point de vue du territoire lui-même, localement, et non au niveau de l’Etat ?

Eh bien, en région Ile-de-France par exemple, on est en train de travailler sur la reconversion d’une base aérienne dans l’Essonne, qui doit devenir l’épicentre d’un dispositif de ferme bio. Si l’on ne peut évidemment pas construire des champs sur le tarmac, on a envisagé de travailler avec des transformateurs, en collaboration avec des enseignes de type Biocop qui souhaitent s’installer et près de deux cents ouvriers agricoles qui veulent passer au bio – sous réserve qu’on les accompagne, ce sur quoi SOS intervient avec son dispositif pour la transition écologique. Le projet a abouti avec le soutien de l’Etat, et plus précisément du PIA (Plan d’Investissement sur l’Avenir). On va donc créer à cet endroit un lieu de production qui permettra à l’Ile-de-France de ne pas faire venir ses légumes de l’autre bout du pays en train.

Je crois que, de plus en plus, la notion d’inscription territoriale sera majeure. On ne peut plus envisager de parachuter une usine, un centre de soins, etc. dans un territoire sans se préoccuper de l’impact qu’aura ce dispositif sur son environnement – et d’ailleurs de l’impact qu’aura l’environnement sur son dispositif.

Vous évoquiez également dans votre rapport la notion de « Fonds d’inclusion dans l’emploi », dont l’objectif est de « donner à l’Etat territorial une capacité nouvelle à expérimenter, à nouer des partenariats avec les collectivités locales, et à donner une visibilité pluriannuelle aux acteurs de terrain ».

Avant le rapport, le préfet recevait les noms de postes à pourvoir. Ce qui a changé avec le rapport, c’est que j’ai demandé à ce que tout cela soit entre les mains des préfets. En clair, on globalise la somme et on dit aux préfets qu’on leur attribue tant sur ce fameux Fonds départemental d’inclusion. A eux de voir, théoriquement avec les collectivités territoriales, quel type de structure il vaut mieux développer dans leur département. Il s’agit donc plutôt d’un outil local, avalisé par la loi.

Quel est le thème prioritaire sur lequel vous pensez qu’il faut travailler actuellement ?

On voit se développer un concours de bonne volonté des entreprises et des administrations sur le thème impact positif/impact écologique/impact social… Or, cela nécessite de mesurer l’impact en question. Cet impact ne dépend pas du statut juridique de l’opérateur (association, entreprise, etc.), et nous avons donc décidé de lancer un think tank spécialisé dans l’étude de l’impact, qui s’appellera « Impact tank » et qui sera lancé courant octobre 2020. On a imaginé deux biais pour lancer ce dispositif. Le premier, c’est être sûr de l’expérimentation, et le second, de faire une analyse en lien, systématiquement, avec des institutions universitaires, afin de garantir une indépendance et une rigueur scientifique qui peut faire défaut lorsqu’on s’adresse à des cabinets d’audit. L’objectif, c’est de mesurer des actions, des innovations ou des expérimentations concrètes, pas des politiques publiques, déjà analysées par Terra Nova, l’Institut Montaigne, etc. L’idée, c’est de dire qu’il y a toute une série d’innovations magnifiques dans ce pays, mais que, même lorsqu’elles sont magnifiques, elles ne changent pas d’échelle : si une commune invente un truc génial, ça reste le truc génial de telle commune, une start-up trouve une idée mais n’arrive pas à grandir… Donc on travaille sur l’analyse de ces expériences concrètes en collaboration avec quatre universités et grandes écoles : Science Po, Dauphine, la Sorbonne et le CNAM. On accueille depuis des années à SOS des doctorants de manière ouverte, donc il s’agit de structurer le dispositif, sous la houlette d’Agnès Audier.

Nous avons donc décidé de lancer un think tank spécialisé dans l’étude de l’impact, qui s’appellera « Impact tank ».

Je pense qu’il faut aussi passer à l’acte III de la décentralisation. Jadis, lorsque des gens mettaient le feu à des granges en milieu rural, ils avaient une chance sur deux d’être exécutés en place de Grève locale. La justice a donc créé le concept de dépaysement afin d’éviter les phénomènes d’hystérie collective sur tel ou tel sujet, qui font que l’individu sera écrasé par la collectivité. Comme je suis non seulement libéral, mais aussi libertaire, je me méfie beaucoup du poids du groupe sur les individus. Néanmoins, aujourd’hui, il faut prendre en compte deux aspirations : les aspirations de liberté (je veux bien qu’on arrête l’avion, mais je ne veux pas cesser de voir le monde) et d’inclusion (le retrait des organisations intermédiaires ne doit pas laisser l’individu simplement confronté à l’environnement géographique). Peut-être que la participation citoyenne pourra les réconcilier. Sous réserve que cette dernière soit très organisée et très encadrée, un troisième niveau de décentralisation qui prenne à la fois en compte territoires et participation citoyenne pourrait se révéler très vertueux – sans pour autant nous faire oublier que nous sommes aussi citoyens du monde.

Propos recueillis par Didier Raciné

Rédacteur en chef d’Alters médias

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