La fin de la Méditerranée comme référentiel efficace des politiques européennes

Méditerranée
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La Méditerranée est bien plus qu’un simple lieu géographique, étymologiquement – « la mer au milieu des terres » – tant elle est chargée d’histoire, la plupart du temps tragique. De la lente suprématie des Romains sur les Carthaginois, en passant par les corsaires, les guerres entre les Empires chrétien et ottoman, les deux guerres mondiales, jusqu’au destin horrible de milliers de migrants aujourd’hui, la Méditerranée est un immense cimetière marin. Mais c’est là son paradoxe, elle continue aussi à être la trame infiniment riche de narrations exotiques, d’images de voyage et de lieux de dépaysement. La rive sud n’a pas seulement été le lieu d’une grande partie de notre histoire coloniale, elle est porteuse des rêves orientalistes, et constitue la matrice imaginaire de notre civilisation occidentale.

Mare nostrum

C’est en effet dans la Grèce antique, dans l’Empire romain et avant cela dans l’Égypte des Pharaons que la Renaissance va trouver l’appui pour penser les lumières et même la démocratie. L’Empire romain aura duré cinq siècles. Rome avait su s’approprier l’essentiel de la culture grecque, respecter la diversité culturelle des Méditerranéens et appliquer à tous l’égalité des droits.

C’est paradoxalement dans la fascination de l’antiquité que Bonaparte va puiser son inspiration pour synthétiser les tensions du basculement qui va de la Monarchie à la démocratie en passant par la reconstitution provisoire de l’Empire. La conquête de l’Égypte précède le Consulat qui précède le premier Empire. Un peu plus tard, l’une des justifications de la colonisation constituait à « rendre » au monde arabe et à l’Afrique la « civilisation » qui y était originellement née et qui avait prospéré en Occident. La mission civilisatrice de l’Occident s’est ainsi dotée d’une généreuse image : il s’agissait de rendre ce qui avait été auparavant donné.

On comprend dans ce contexte que la Méditerranée soit pour les Occidentaux et notamment les Français, les Italiens, les Espagnols, une matrice onirique infiniment riche. On comprend que la Méditerranée puisse ainsi rimer avec l’idée d’une paix possible entre des peuples différents, et qu’elle puisse servir de bannière pour penser un espace de « paix et de prospérité ». C’est ainsi que le Processus de Barcelone a défini l’esprit du partenariat euro-méditerranéen en 1995, reprenant en écho les rêves des Saint-Simoniens qui 150 ans auparavant voyaient dans la Méditerranée le « lit nuptial » entre l’Orient et l’Occident.

L’échec des projets européens

La Méditerranée a donc servi de référentiel central à la politique européenne en direction de la rive sud, à partir de 1995. C’est au nom de la Méditerranée, de l’esprit méditerranéen qu’ont été construits les instruments de coopération, les politiques d’aide et d’investissement, la nature des relations entre l’Europe et les pays de la rive sud. « Dialogue euro-méditerranéen », « Forum euro-méditerranéen », « Accord de libre-échange euro-méditerranéen », l’essentiel des projets et des financements devaient s’insérer dans ce cadre. Initialement les buts de ce projet étaient :

  • la dépollution de la mer Méditerranée ;
  • la mise en place d’autoroutes maritimes et terrestres pour aider la circulation des personnes et des biens ;
  • un programme de protection civile commun sur la prévention et les réponses aux catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme ;
  • un plan solaire méditerranéen pour développer les énergies alternatives ;
  • la création d’une Université euro-méditerranéenne ;
  • une aide aux PME sur le plan technique et bancaire.

La Méditerranée devint ainsi le « paradigme » dominant de la politique européenne et son référentiel incontournable. 

Arabes, Turcs, Israéliens, Grecs, Espagnols, Marocains, Palestiniens, Maltais, Chypriotes, tous devaient résoudre leurs conflits dans le bleue d’une mer apaisée et dans le sentiment partagé d’une appartenance commune à un espace qui bordait une mer familière.

Ce rêve n’a malheureusement jamais réellement fonctionné. Il a fallu, dès les premières années du processus de Barcelone, relancer une initiative qui tardait à prendre sa vitesse de croisière. Les délais pour conclure les accords d’association ont été d’une extrême lenteur. Les transferts budgétaires de l’Europe vers les pays bénéficiaires ont été décaissés avec retard et leur efficacité a été très rapidement mise en doute. Les changements géopolitiques n’ont pas non plus servi le processus de Barcelone. En effet, la fin des régimes communistes à l’Est à la fin des années 1980, conduisait inévitablement à un nouvel élargissement de l’Union européenne. La période historique poussait l’Europe sur son flanc est plutôt que son flanc sud. Par ailleurs, des pays comme Malte ou Chypre qui étaient dans le périmètre du partenariat euro-méditerranéen, allaient devenir européens.

Bref, il a fallu, dès le début des années 2000, inventer un nouveau cadre, ce qui fut fait avec la mise en place de la Nouvelle politique de voisinage, en 2004. Celle-ci contredisait le processus de Barcelone dans ses principes et sa philosophie notamment en passant d’une logique régionale intégrée qui tentait de tirer vers le haut et de façon synchrone l’ensemble de la région méditerranéenne, à une logique différenciée par pays selon leur degré d’engagement et de rapprochement notamment institutionnel avec l’Union européenne. On aurait pu croire à ce moment à l’abandon de la « dimension méditerranéenne », mais elle fut au contraire réaffirmée en 2008 avec le projet d’Union pour la Méditerranée. Il s’agissait à présent de constituer une Union de projets structurants, comme les autoroutes de la mer, le plan solaire Méditerranée, la dépollution de la Méditerranée… Le rêve Méditerranéen a été remis à flot avec cette fois un appel direct au secteur privé à travers la mise en place de partenariats public-privé, et avec une logique de gestion managériale.

Mais le sort semble s’être acharné sur la dynamique Méditerranéenne : la crise de 2008 et le printemps arabe ont perturbé le projet. Tandis que, dans ce cadre, Mouammar Kadhafi et Bachar al-Assad ont été invités à l’Élysée en 2008, le Président égyptien Hosni Moubarak devenait le co-Président de l’Union pour la Méditerranée. Après 2011, ces chefs d’État étaient devenu soit des ennemis, soit des persona non grata, et l’Union pour la Méditerranée était vidée de toute perspective tout en apparaissant totalement dépassée quelques années seulement après sa naissance. Depuis, les grands projets de l’Union pour la Méditerranée se sont banalisés ou sont devenus si peu saillants qu’ils ne font plus guère l’objet d’attention particulière. Même le Plan solaire méditerranéen, qui était le plus structurant et le plus porteur d’innovation, a finalement échoué et a été abandonné. Aujourd’hui, entre un conflit sanglant et durable en Libye et en Syrie, une contre-révolution en Égypte, la fin de l’espoir de paix entre Palestiniens et Israéliens, avec la présence de l’État islamique (Daech) en Afrique et au Proche-Orient, avec le drame répété des migrants mourant noyés dans la mer, le rêve Méditerranéen semble brisé pour longtemps…

On peut affirmer que dans le monde méditerranéen, les problèmes géopolitiques sont plus qu’ailleurs multiples, dangereux et compliqués du fait qu’ils se sont enchevêtrés par contrecoups durant une longue histoire.

Si la Méditerranée peut encore être porteuse de rêve et d’inspiration, elle a cessé d’être un référentiel pour les politiques européennes. Le projet d’Union pour la Méditerranée cadrait mal avec l’élargissement de l’Europe vers l’Est et, du point de vue de l’Allemagne, il déplaçait trop le centre de gravité géopolitique de l’Union européenne vers le Sud.

Il est temps de changer d’orientation, de changer de paradigme et de reconstruire nos relations avec la rive sud de la Méditerranée en réinventant par exemple, un nouveau dialogue euro-arabe.

Jean-Yves Moisseron

Duc Khuong Nguyen

Frédéric Teulon

Jean Yves Moisseron est directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ses travaux portent sur les transformations dans le monde arabe dans la période récente, et notamment sur les questions euro-méditerranéennes et les questions de genre. Expert pour le compte de la FAO, de l’Union européenne, de l’AFD, de la Caisse française de coopération et de la BEI. Il est rédacteur en chef de la revue Maghreb-Machrek.

Professeur et Directeur du département de finance à l’IPAG Business School, Duc Khuong Nguyen est titulaire d’un doctorat en sciences de gestion de l’Université de Grenoble et d’une Habilitation à diriger des recherches de l’Université de Cergy-Pontoise. Il a également complété une formation en leadership à Harvard Kennedy School. Ses recherches se concentrent sur la libéralisation des marchés de capitaux, les interdépendances des marchés internationaux, la gestion du risque et la finance des marchés énergétiques.

Ancien élève de l’IEP de Paris et de l’ENS Paris-Saclay, agrégé de l’Université, Frédéric Teulon est le Directeur de la recherche à l’IPAG Business School. Il a été le proche collaborateur du Premier ministre Raymond Barre, il a également travaillé avec Alain Peyrefitte et Charles Pasqua. Frédéric Teulon est le coordinateur de plusieurs colloques internationaux qui se tiennent chaque année en France, notamment l’International Symposium on Environment and Energy Finance Issues (ISEFI) qui réunit chaque année les meilleurs spécialistes de l’énergie.

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