Dans son dernier ouvrage, Une histoire du monde depuis 1945. 75 années qui ont changé le monde, publié aux Éditions de Fallois, Charles Zorgbibe, un des plus grands philosophes contemporains des relations internationales, raconte l’histoire du monde depuis 1945, des années qui ont changé la face de la planète…
Yannick Urrien : Dans cette histoire du monde, on observe surtout que c’est vraiment au début du XXe siècle que l’on a commencé à imaginer la mondialisation, avec l’idée d’une justice et d’une police commune, à travers la Société des Nations, puis les Nations Unies. Est-ce le tournant majeur qu’il faut retenir de cette évolution ?
Charles Zorgbibe : Effectivement, on avait assisté dès la fin de la Première Guerre mondiale, avec Woodrow Wilson, à travers la création de la Société des Nations, à une première tentative d’organiser la communauté internationale, un peu comme on organise un État, avec une assemblée et un exécutif – c’était l’idée implicite. Woodrow Wilson était un professeur de droit constitutionnel, c’était moins un spécialiste de l’international que de la politique interne américaine, donc cela explique qu’il ait voulu projeter le modèle de l’État-nation démocratique sur la communauté internationale. Cette idée est relancée en 1945 par Franklin Roosevelt, que l’on présente souvent comme un second Wilson, parce que la Société des Nations avait lamentablement échoué et Roosevelt a voulu lui donner une deuxième chance en la rendant plus réaliste, c’est tout le problème du statut des cinq grands vainqueurs de la deuxième Guerre mondiale. Roosevelt était très hostile à la France. Il parlait français, il connaissait bien la France, mais il avait été très déçu par l’effondrement de 1940 et il ne croyait plus en la France comme État. Tout cela a donné une nouvelle tentative de mondialisation politique.
Les deux acteurs principaux restent les États-Unis et la Russie, deux nouvelles puissances longtemps restées marginales, alors que celles d’hier se retrouvent fragilisées puisque l’Allemagne et l’Italie sont vaincues, tandis que la Grande-Bretagne et la France sont très fatiguées…
Exactement. On assiste à une sorte de nettoyage par le vide en quelque sorte… C’est très fascinant, puisque ces deux nouveaux super-grands étaient jusqu’à présent en marge du système international.
Avant l’Union soviétique, il y avait la Sainte Russie des tsars, elle avait fait une entrée en Europe en 1815, c’était un début de présence russe dans le système international. Quant aux États-Unis, ils étaient encore plus marginaux. C’est seulement vers 1900 que l’on retrouve les États-Unis dans le système international, avec la guerre hispano-américaine à Cuba et aux Philippines. Mais c’est surtout en 1917 que les Américains entrent dans le système international, avec l’arrivée des soldats américains en renfort des combattants français et britanniques. Ce sont deux puissances que je qualifie de messianiques : du côté de l’Union soviétique, c’est une évidence, avec l’idéologie communiste dont cet État est porteur ; du côté américain, il y a aussi un messianisme, avec l’idée que le Nouveau Monde est l’exception américaine. Jefferson avait une phrase très frappante : « Une même justice pour les nations et les individus ». On est dans la répudiation du réalisme politique à l’européenne.
Dès 1917, Wilson ne semblait se faire aucune illusion au Congrès en déclarant que cette alliance mondiale ne garantirait pas la paix. Il voulait surtout faire triompher une nouvelle idée du droit international… N’est-ce pas finalement ce qui se passe aujourd’hui ?
Wilson avait un côté prophétique, au bon sens du terme, parce qu’il avait vraiment la vision d’une société internationale nouvelle. Il a eu un tort : il a posé l’idéal et il a pensé que la pression de l’opinion publique internationale suffirait. Il croyait beaucoup en l’opinion publique. Mais les chefs de l’exécutif français et britannique, Clemenceau et Lloyd George, étaient des réalistes. Ils ne voulaient pas qu’on leur raconte d’histoires… Ce qui les intéressait, ce n’était pas la paix perpétuelle à la Wilson, mais des bonnes alliances leur permettant de juguler un futur retour du militarisme allemand. Wilson s’est inscrit en faux en préconisant une alliance mondiale. Finalement, la Société des Nations était une organisation émettrice de normes : elle était là pour dire le droit, mais elle n’était pas là pour sanctionner.
La difficulté est de faire coexister ces différentes conceptions de l’ordre mondial. Cela nous amène à cette guerre civile mondiale qui est née des attentats du 11 septembre 2001.
Revenons au monde d’après 1945 : ce qui est intéressant, c’est qu’il ait été imaginé sous cet aspect bipolaire, on pensait alors que ce serait éternel…
C’est la révélation de 1945, mais surtout de 1947. On a eu le sentiment que la paix était manquée, avec une Charte des Nations Unies qui ne servait à rien, et la nouvelle réalité est ce système bipolaire. À deux, ils font la vie politique internationale. Il y a deux coalitions qui s’affrontent et l’on retrouve cette bipolarité au moment de l’affrontement entre Athènes et Sparte. C’est très frappant, on a l’impression que les gens qui ont dirigé les États-Unis étaient des hellénistes qui reprenaient les termes des accords conclus autour d’Athènes et de Sparte… C’était à l’époque de Nixon et de Kissinger. Ils passent avec l’Union soviétique des traités qui rappellent exactement les traités de non-agression conclus entre Athènes et Sparte. Progressivement, on voit se réintroduire une certaine fluidité dans le système international, avec la naissance de ce que l’on appelle le tiers-monde vers 1955. Lors de la conférence de Bandung, le tiers état mondial, si l’on peut dire, les jeunes nations qui sortent de la colonisation, se rassemblent pour créer le mouvement des non-alignés.
Vous évoquez le livre 1984 de George Orwell, qui avait imaginé un monde détenu par trois super-puissances. On pensait qu’il serait partagé entre deux superpuissances. Or, aujourd’hui, en 2017, nous avons le monde musulman, les États-Unis et leurs alliés, la Chine superpuissance et la Russie qui essaie de reconstruire son influence. Le monde recouvre-t-il sa liberté ou n’a-t-il jamais été autant divisé ?
George Orwell est un auteur fascinant puisqu’il a écrit son ouvrage en 1948 ! Il inverse les chiffres et il prévoit 1984 en 1948. Il émet l’idée de trois puissances. C’est assez vrai en termes de puissances pures. En termes de forces militaires, on peut dire que c’est à peu près ce qui existe aujourd’hui, avec ces trois immenses superpuissances que sont les États-Unis, la Fédération de Russie et la Chine. Sur ce point, Orwell avait vu juste. Il y a un point très important, ce sont les conceptions différentes de l’ordre mondial qui coexistent. La difficulté, aujourd’hui, c’est de parvenir à mettre ensemble ces différentes conceptions de l’ordre mondial. L’ordre classique, c’est les Traités de Westphalie, avec la naissance des États souverains, les principes de non-ingérence qui ont triomphé au XVIIIe et au XIXe siècle, on respecte les souverainetés et les affaires internes. Il y a eu la tentative de création d’une communauté mondiale organisée sur les principes de la démocratie. La Chine a une autre vision du monde, avec la nostalgie de l’Empire. Il y a aussi la conception islamique de communauté des croyants, qui est une conception supranationale, qui surplombe les États. La difficulté est de faire coexister ces différentes conceptions de l’ordre mondial. Cela nous amène à cette guerre civile mondiale qui est née des attentats du 11 septembre 2001.
Conflit de civilisation ou équilibre des puissances? Entre 1989 et 2001, on pensait que l’on allait vivre sans opposition grâce au triomphe des valeurs de l’Ouest et que tout irait bien dans le meilleur des mondes…
C’est un immense espoir qui apparaît en 1989. On avait tellement dit que le monde était coupé en deux, avec des idéologies différentes, des vocabulaires différents, que l’on assiste tout d’un coup à une unification du monde qui se traduit par une unification des vocabulaires politiques. Jusque-là, les grands traités internationaux étaient interprétés de manière fondamentalement opposée, puisque les mêmes termes signifiaient des réalités différentes à Moscou ou à Washington.
L’Occident est-il devenu une citadelle assiégée ? Je reprends ce terme de citadelle assiégée de Huntington, qui parie sur une guerre de civilisation, mais son analyse était peut-être pessimiste. Je crois qu’il y a quand même une tentation de l’Occident, c’est-à-dire un modèle moderniste fondé sur la démocratie et la productivité qui fascine tous les grands cercles de civilisation. D’autre part, il voit l’Occident assiégé par d’autres civilisations, par exemple l’extrême Asie. Ce n’est pas évident. Il y a une montée en puissance de la Chine qui peut amener un conflit grave, c’est possible, puisque l’on compare souvent la tension entre Washington et Pékin à la tension qui existait avant la Première Guerre mondiale entre le Royaume-Uni et l’Allemagne de Guillaume II, qui voulait avoir une flotte de guerre équivalente à celle de la Grande-Bretagne. Mais je ne pense pas qu’il y ait un choc de civilisation entre l’Occident et l’extrême Asie, qui est devenue un second Occident. En prenant la définition technologique de l’Occident – l’Occident technicien – on retrouve cela partout. Mais il y a toujours ce conflit de civilisation entre l’Occident et l’islam, c’est évidemment la révélation du 11 septembre. Peut-on nuancer ce parallèle entre le Royaume-Uni et l’Allemagne alors qu’aujourd’hui il y a des échanges permanents entre la Chine et les États-Unis ? Il y a chaque jour des milliers d’Américains en Chine et des milliers de Chinois aux États-Unis, avec des entreprises qui commercent en permanence…
Tout à fait. Il y a l’interprétation pessimiste, celle de Brzezinski, alors qu’une grande partie des Américains disent que l’évolution du monde est différente car, quand on voit la quantité des investissements chinois aux États-Unis, on imagine mal les Chinois attaquer les États-Unis…
Je crois qu’il y a quand même une tentation de l’Occident, c’est-à-dire un modèle moderniste fondé sur la démocratie et la productivité qui fascine tous les grands cercles de civilisation.
La grande nouveauté de ce monde, c’est l’état de jungle, puisque l’esprit et les méthodes de la guerre civile sur l’échiquier interétatique font que la dissuasion nucléaire ne sert plus à grand-chose… Depuis 1945, il est difficile de concevoir un conflit nucléaire car ce serait une calamité pour l’ensemble de l’humanité. Aucun expert ne sait vraiment ce qui se passerait en cas de guerre nucléaire entre deux pays… On peut s’en féliciter et les grandes puissances n’ont pas eu recours à une guerre véritable entre elles depuis 1945. Mais ce n’est pas vrai pour les autres puissances, puisqu’il y a constamment des conflits à la périphérie du système. Le terrorisme, la guerre civile, c’est quelque chose de totalement inédit. Ou alors, cela nous ramène au temps des affrontements entre catholiques et protestants… C’est une guerre civile aux dimensions du monde, avec des conflits internes.
Faudra-t-il s’habituer à vivre avec le terrorisme ?
Je ne sais pas. Cela sort de notre univers mental, c’est un élément auquel nous n’étions pas préparés, y compris les dirigeants européens qui sont pris de court. En Suède, aujourd’hui, les chefs de la police suédoise appellent quasiment à l’aide face à la communauté musulmane. C’est un choc dans la vie quotidienne des Suédois, c’est tout à fait inédit. C’est dramatique parce que ce sont les systèmes politiques internes qui sont pris en otage.
Nous avons commencé notre entretien en évoquant la Société des Nations, puis les Nations Unies, et l’on observe cette évolution vers la mondialisation. Dans quelques décennies, nos petits-enfants et leurs descendants connaîtront-ils encore les États tels que nous les concevons aujourd’hui, ou cette notion d’État sera-t-elle reléguée dans les livres d’histoire ?
Il me semble que oui. Ce qui aura changé, ce sont les rapports entre les États, mais il y aura encore des États. Emmanuel Kant est le prophète d’une communauté internationale fondée sur les droits de l’homme, c’est cette communauté qui a semblé émerger en 1989. Oui, il y aura des États, mais les rapports seront redéfinis et, si tout se passe bien, il y aura une communauté inter-États identique à celle prédite par Emmanuel Kant. Ceci pour une raison bien simple : la démocratie n’est concevable qu’à l’intérieur d’un État. C’est dans ce cadre que l’on peut construire la démocratie. On ne peut pas imaginer une élection mondiale, même dans les dix siècles qui viennent. La communauté humaine n’est pas assez unifiée dans ses profondeurs pour que l’on puisse imaginer un État mondial. On continuera à connaître les États particuliers, car l’État mondial reste une utopie. Il n’y a pas un peuple mondial, on ne peut pas concevoir l’idée que tous les habitants de la Terre iraient dans un isoloir pour désigner un chef d’État mondial… Ce n’est pas concevable. Mais nous devons agir sur les rapports entre les États qui doivent être pacifiés.
Charles Zorgbibe
Entretien avec Yannick Urrien
Éminent universitaire et penseur, Charles Zorgbibe fut successivement doyen de la Faculté de droit de l’Université Paris-Sud, recteur de l’Académie d’Aix-Marseille, professeur à la Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de droit public, ainsi que de biographies et d’essais historiques, notamment sur Guillaume II, Napoléon, le tsar Alexandre, Henry Kissinger ou Benjamin Disraeli.
Yannick Urrien est rédacteur en chef de La Baule+ et de Kernews. Il fut, en 1982, cofondateur, avec Philippe Malaud, de la radio libre parisienne Radio Solidarité, et, en 1990, créateur, avec Robert-André Vivien, de la lettre Actuamédia. Journaliste politique, de 1992 à 2003, pour différents journaux et magazines, dont Le Quotidien de Paris et Le Figaro. Né à Casablanca en 1965, Yannick Urrien a lancé et rejoint de nombreuses actions visant à promouvoir la paix, la Francophonie et à resserrer les liens avec le monde arabe.