En novembre 2016, le Maroc a accueilli la COP 22 (Conference of the Parties), destinée à lutter contre le changement climatique et à mettre en place l’accord de Paris sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cet évènement a été l’occasion de se pencher sur la politique marocaine en faveur des énergies renouvelables. Avec ses méga-centrales solaires de plusieurs milliards d’euros, le Maroc est devenu en quelques années un leader dans ce domaine. Un gigantisme qui se veut à la hauteur de l’enjeu énergétique d’un royaume qui n’a pas d’hydrocarbures disponibles dans son sous-sol et qui reste en matière d’énergie dépendant à 95 % des importations étrangères.
Du processus de Barcelone à l’Union pour la Méditerranée
L’ « or vert » du désert est au cœur des relations euro-méditerranéennes et incarne un changement radical dans les modalités de l’aide au développement et de la politique euro-méditerranéenne.
En effet, l’Union pour la Méditerranée (UPM) qui aspirait à poser les premières briques du développement des énergies renouvelables par une multitude d’acteurs (comme DESERTEC1) est le dernier étage d’un empilement institutionnel qui avait commencé en 1995 avec le Processus de Barcelone. Avec l’UPM, trois grands changements sont intervenus :
- Le premier changement institutionnel est initié en 2004 sous l’appellation « Nouvelle politique de voisinage » (NPV). L’aspect innovant de ce volet réside dans l’instauration d’une conditionnalité de l’aide au développement européenne destinée à la réforme de l’État dans les pays du Sud de la Méditerranée. La conditionnalité, qui n’existait pas dans le processus de Barcelone, renforce la dynamique de la bonne gouvernance imposant de nouvelles contraintes sur les institutions publiques, non seulement en termes d’objectifs (l’aide publique doit être rentable), mais aussi de moyens (procédures de rapport et d’évaluation de rentabilité, cadres logiques…). Dès lors, l’utilisation des outils de mesure et d’évaluation devient centrale dans la mise en œuvre de l’aide au développement.
- Le second changement institutionnel débute en 2008 avec la création de l’Union pour la Méditerranée. L’UPM marque le passage d’un processus qui touchait l’ensemble de la région euro-méditerranéenne à une politique par projets. Les modes d’organisation de l’UPM reprennent les principes de la gestion des politiques par la « gouvernance » et par l’implication des parties prenantes dans l’action publique. L’UPM va plus loin dans ce sens puisque l’aide publique ne doit pas seulement être rentable en fonction d’objectifs politiques, mais fonctionner avec une logique de rentabilité projet par projet. La succession des politiques européennes constitue un « mille-feuille institutionnel » qui conduit à une fragmentation de la politique publique euro-méditerranéenne différenciée selon les pays dans des projets divers.
- Tandis que le processus de Barcelone mobilisait des fonds publics européens dans le cadre d’une politique publique bilatérale, l’Union pour la Méditerranée mobilise les investissements directs étrangers dans le cadre d’une action publique/privée. La sociologie de l’action publique (Lascoumes et Le Gales, 2012)2 insiste sur le fait que les politiques publiques ne sont pas mises en œuvre exclusivement par l’État et son administration, mais constituent une action conduite par une pluralité d’acteurs. Ceci conduit à une transformation du mode d’action et d’organisation de la puissance publique.
Le plan solaire marocain
Avec l’aide de l’Europe dans le cadre de l’UMP et au travers de son plan solaire déployé dans le Sahara (à l’exemple de la centrale de Ouarzazate), le Maroc a modifié la nature des relations internationales dans le domaine de l’énergie, en lançant des appels d’offres internationaux et en utilisant le modèle de partenariat public-privé (PPP).3 C’est grâce à ces nouvelles procédures que l’entreprise Saoudienne Acwa Power a pu construire les premières centrales solaires marocaines.
Le modèle du PPP, appliqué aux énergies renouvelables, rend possible la contractualisation d’un projet non rentable par l’implication du secteur public. La généralisation de ce modèle dans l’aide au développement et l’énergie est significative d’une transformation des rapports géopolitiques, car il donne une influence majeure à la capacité d’investissements en capital des acteurs privés, mais également à la capacité de soutien des États aux grandes entreprises. À l’inverse d’un retrait des États, ou d’un désintéressement des entreprises aux questions climatiques, sociales et environnementales, on constate donc un activisme dans les domaines du développement durable, comme dans la RSE, l’économie sociale et solidaire. La légitimité des parties prenantes est « technique » et participe à une « expertification »4 des rapports politiques.
Cependant, nous observons que cet activisme étatique et l’augmentation de la formalisation de ces actions publiques privées peuvent conduire à la diffusion de normes et de pratiques bureaucratiques privées.5
Sous l’inspiration donnée par la tenue en novembre 2016 à Bab Ighli à Marrakech de la COP 22, la politique du Royaume, malgré la crise de l’Union pour la Méditerranée, consiste à développer les énergies renouvelables dans un cadre international considérablement rénové, puisque le pays est passé d’un mode de gestion autocentrée, bilatérale, régionale, administrative et publique, à un mode de gouvernance multi-acteurs, multinational, où le secteur privé et la finance sont encadrés par un « néo-État » délimitant les règles du jeu et les instruments de contrôle.
Marie Gérin-Jean*
Frédéric Teulon**
* Spécialiste de sociologie politique, Marie Gérin-Jean est doctorante à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne (UMR 201 Développement et société), en cotutelle avec l’Institut d’études du développement économique et social (IEDES) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ses travaux portent sur la gouvernance des énergies renouvelables, les politiques publiques environnementales et les transformations dans le monde arabe.
** Ancien élève de l’IEP de Paris et de l’ENS Paris-Saclay, agrégé de l’Université, Frédéric Teulon est le Directeur de la recherche à l’IPAG Business School. Il a été le proche collaborateur du Premier ministre Raymond Barre, il a également travaillé avec Alain Peyrefitte et Charles Pasqua. Frédéric Teulon est le coordinateur de plusieurs colloques internationaux qui se tiennent chaque année en France, notamment l’International Symposium on Environment and Energy Finance Issues (ISEFI) qui réunit chaque année les meilleurs spécialistes de l’énergie.
Notes
1 Desertec est une fondation et un consortium industriel Desertec Industrial Initiative (DII), soutenu dès ses débuts par le gouvernement allemand, qui visent le développement à grande échelle de centrales solaires dans le désert, avec l’espoir d’exporter des énergies propres en Europe.
2 Lascoumes, Pierre, et Le Gales, Patrick, Sociologie de l’action publique, Armand Colin, 2012.
3 Le partenariat public-privé (PPP) est un mode de financement par lequel une autorité publique fait appel à des prestataires privés pour financer et gérer un équipement assurant ou contribuant au service public (externalisation de services d’intérêt général au travers de la signature de contrats de délégation ou la création de sociétés d’économie mixte). Le partenaire privé met en place de nouvelles infrastructures et reçoit en contrepartie un paiement du partenaire public et/ou des usagers du service qu’il gère.
4 Grossman, Emiliano, et Saurugger, Sabine, « Les Groupes d’intérêt français : entre exception française, l’Europe et le monde », Revue internationale de politique comparée, vol. 11, no4, 2004, pp. 507-529 ; Saurugger, Sabine, et Surel, Yves, « L’européanisation comme processus de transfert de politique publique », Revue internationale de politique comparée, vol. 13, no 2, 2006, pp. 179-211.
5 Voir à ce propos les travaux de Béatrice Hibou sur la bureaucratie néolibérale The Bureaucratization of the World in the Neoliberal Era: An International and Comparative Perspective, The Sciences Po Series in International Relations and Political Economy, New York: Palgrave Macmillan, 2015. Ou ceux de David Graeber, The Utopia of Rules : On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy, Melville House, 2015.