Comme il n’y a pas une Afrique mais des Afriques, il n’y a pas une agriculture africaine mais des agricultures africaines. Rien de commun en effet entre le nomadisme sahélien, la production cotonnière du Mali ou encore la production d’agrumes ou de vin en Afrique du Sud.
L’Afrique regroupe des réalités géographiques, culturelles et agronomiques bien différentes qui font son potentiel agricole. La question agricole en Afrique est au cœur de nombreux enjeux. Un enjeu social d’abord car plus de 50% des Africains vivent en milieu rural et l’agriculture représente 60% des emplois, souvent mal ou pas rémunérés. Un enjeu de développement aussi car l’agriculture qui occupe tant de bras ne représente que 20% du PIB du continent et affiche des performances en moyenne très faibles avec des rendements trois fois inférieurs au reste du monde. Un enjeu de sécurité alimentaire enfin, car l’Afrique subsaharienne demeure la région où la prévalence de l’insécurité alimentaire grave atteint pas moins de 27,4% de sa population1, soit pratiquement quatre fois plus que les niveaux observés dans n’importe quelle autre région du monde en 2016. L’Afrique aussi est la seule région où le nombre d’enfants souffrant d’un retard de croissance a progressé ces dernières années, et la moitié de cette hausse est attribuable à l’Afrique de l’Ouest.
La faible performance de l’agriculture est un élément qui peut expliquer la situation d’insécurité alimentaire dans laquelle se trouve ce continent mais nous allons voir que ce n’est pas la seule. Mais cette faible performance agricole doit au surplus faire face à une croissance démographique exceptionnelle (en 2100, 40% de l’humanité sera africaine !) et donc une explosion de la demande alimentaire au cours des prochaines décennies. Et si la croissance de la production agricole n’y est pas supérieure à la croissance démographique, l’insécurité alimentaire croîtra, à moins de recourir encore davantage qu’aujourd’hui aux importations alimentaires ; ce que prévoient les travaux prospectifs. A cela s’ajoute aussi une contrainte supplémentaire, celle du changement climatique qui risque de peser sur les perspectives d’amélioration des rendements.
Les 6 raisons qui plombent le développement de l’agriculture en Afrique
- Première raison : Sur des exploitations de petite taille (moins de 5 hectares), des rendements faibles qui s’expliquent par l’utilisation de semences peu performantes, le peu d’usage d’engrais et de pesticides et des systèmes d’irrigation peu développés… toutes les limites d’une agriculture « biologique » non choisie dont beaucoup de producteurs voudraient sortir pour vivre de leur activité.
- Deuxième raison : L’accès au foncier agricole demeure une difficulté dans la plupart des pays où se mêlent le droit positif et les coutumes créant de nombreuses incertitudes pour les producteurs quant à leurs « droits fonciers ». Cette fragilité est souvent à l’origine de conflits fonciers, notamment ceux liés à l’accaparement de terres par des entreprises étrangères avec l’aval des gouvernements. Cette insécurité foncière, que les réformes foncières parfois engagées et rarement abouties n’ont pas vraiment réduite, limite les investissements privés dans l’agriculture comme le recours aux fertilisants, car à quoi bon investir si l’on n’est pas sûr d’en tirer les bénéfices ?
- Troisième raison : Des entreprises de transformation agro-alimentaires trop peu nombreuses et une logistique défaillante ou inexistante qui accroît les pertes après récolte. Ainsi, « l’Afrique produit 75% du cacao mondial mais ne perçoit que 2% des 100 milliards de dollars par an générés par le marché du chocolat»2… A cela s’ajoute les difficultés logistiques, à savoir l’absence de transport ou d’infrastructures de transport (pistes, routes, voies ferrées), l’absence ou la défaillance de la chaîne du froid, des problèmes de stockage, …
- Quatrième raison : Des investissements publics et privés insuffisants qui ne soutiennent pas le développement de l’agriculture. En 2003, à Maputo, les chefs d’États africains s’étaient engagés à consacrer au moins 10% de leur budget national à l’agriculture. Dix ans plus tard, si les investissements publics dans le secteur agricole sont passés de 128,5 millions $ entre 1995-2003, à 406 millions $ sur la période 2003-2014, ils restent toujours en dessous du seuil de 10% fixé à Maputo. On estime que seulement une douzaine de pays3 ont pu dépasser ou atteindre cet objectif. Ceux qui ont rapidement atteint ces objectifs (Togo, Malawi, Nigéria, Mali, Ghana) ont vu la productivité des terres agricoles augmenter de 5,9% à 6,7% par an. Mais plus des deux tiers des pays africains n’ont pas respecté ces engagements. Quant aux investissements privés, souvent limités par un régime foncier incertain, les producteurs n’ayant que rarement accès au crédit, faute de revenus ou de garanties suffisants, ils sont eux aussi limités même si de nombreuses expériences de microfinance ont pu faciliter ici ou là cet accès au crédit. Au niveau du financement des industries agro-alimentaires, on rencontre aussi des freins importants à l’accès au crédit car les banques locales rechignent à les financer.
- Cinquième raison : En dépit de discours martiaux, les dirigeants africains, pour la plupart négligent le secteur agricole. Il y a beaucoup de projets mais peu de réalisations concrètes. Cela se traduit par la faiblesse des investissements publics en faveur de l’agriculture mais aussi, plus globalement, par une forme de mépris dans lequel la classe politique et les « élites » tiennent l’agriculture et le monde rural qui sont loin des centres de décision. La priorité est la paix sociale urbaine, d’où l’importance économique et politique accordée à certains groupes dont l’essentiel de l’activité est lié à l’importation organisée de manière oligopolistique avec des ententes entre gros importateurs qui font rentrer les taxes sur les importations, subventionnent le monde politique, fixent les prix des produits aux niveaux les plus intéressants pour eux…Tout cela empêchant le développement des productions locales.
A cette négligence du monde agricole s’ajoute aussi son lot de pratiques corrompues, jusqu’aux engrais qui, selon une étude de la Banque mondiale sur la corruption4 « discrète », pour 43% ne contiendraient pas les substances nutritives attendues en raison de la faiblesse des contrôles au niveau de la production et de la vente en gros…
- Sixième raison : Les conflits qui réduisent de 15% les capacités économiques du continent, freinent sévèrement et durablement son développement. L’Afrique subsaharienne continue d’être considérablement affectée par la violence et les conflits. Son indice de paix de 2017 s’effondre jusqu’à atteindre son niveau le plus bas de 2008, alors que des améliorations avaient été enregistrées entre 2011 et 2013. En 2017, plus de la moitié des pays d’Afrique subsaharienne voient leur situation se dégrader. Sur les cinq pays dans le monde qui ont connu les plus fortes dégradations de leur situation, quatre sont africains : l’Ethiopie, le Burundi, le Mali et le Lesotho. La grande majorité des personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire et de sous-alimentation chroniques vivent dans des pays touchés par un conflit.
Les conflits détruisent des capacités de production agricole, perturbent les circuits de commercialisation et engagent des mouvements migratoires importants des ruraux. Mais les questions agricoles et alimentaires peuvent aussi être facteurs de conflits : certaines sources estiment qu’au cours des 60 dernières années, 40% des guerres civiles ont été associées aux ressources naturelles. Depuis 2000, 48% environ des conflits civils ont eu lieu en Afrique dans des contextes où l’accès aux terres est indispensable aux moyens d’existence de nombreux ruraux et où les questions foncières ont joué un rôle important dans 27 conflits, sur un total de 30.
Un potentiel à réveiller
La présentation des 6 raisons qui « plombent » l’agriculture en Afrique montrent par elles-mêmes les voies possibles pour réveiller le potentiel agricole de ce continent comme l’a fait l’Asie ou l’Amérique latine au cours des dernières décennies.
Le discours sur l’agriculture familiale qui serait l’alpha et l’oméga du développement de l’agriculture en Afrique mérite d’être discuté même si cela gêne nombre d’ONG. Ce modèle souvent assimilé à celui de la petite agriculture très sympathique (« small is beautiful ») a pourtant largement montré ses limites : faux emplois, économie de subsistance, pauvreté (75% des pauvres dans le monde sont des ruraux). L’exploitation familiale sous rémunère le travail quand elle le rémunère…et surtout, pour qu’elle n’aille pas dans le mur, il faut que sa productivité croisse plus vite que la démographie rurale.
L’agriculture africaine doit aussi faire des gains de productivité importants pour la rapprocher de la moyenne mondiale. Elle doit pour cela recourir à des semences plus performantes5, développer de manière conséquente l’irrigation et pouvoir utiliser des engrais pour améliorer ses rendements. Elle doit aussi pouvoir utiliser davantage de pesticides pour réduire ses pertes au niveau de la production. Cela suppose notamment que les producteurs puissent disposer de foncier avec une garantie de durée et qu’ils aient accès au crédit mieux qu’aujourd’hui.
En plus de ressources en eau sous utilisées, l’Afrique dispose d’un réservoir important de terres : environ 65 % des terres arables non cultivées dans le monde se trouveraient en Afrique.
L’Afrique a donc des atouts pour développer son agriculture. Certes elle devra aussi faire face aux conséquences du changement climatique mais elle peut faire sa « révolution verte » si le développement agricole devient réellement une priorité de tous les gouvernements sur le continent. Il ne faut pas seulement faire de beaux discours à l’Union africaine ou dans chacun des pays, il faut agir et créer les conditions de la réussite. C’est possible, car certains pays ont montré la voie du progrès par des investissements publics importants dans l’agriculture et l’agro-alimentaire et des aides aux producteurs même si cela n’a pas été fait en toute orthodoxie avec la « doxa » des organisations internationales. C’est aussi et peut-être d’abord une question de bonne gouvernance au sens large qui suppose la mise en œuvre de moyens adaptés et d’une aide internationale plus pragmatique peut-être qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Cette aide doit accompagner les efforts faits par les pays les plus volontaristes et la communauté internationale a aussi une responsabilité pour éviter le pillage des ressources naturelles de l’Afrique qui nuit à son développement, réduisant les capacités de financement de son développement. On voit dans le domaine agricole au sens large combien l’exploitation des ressources forestières mérite attention, mais on connaît moins ce qui se passe, par exemple, dans le domaine des pêches : les riches eaux côtières de l’Afrique sont pillées par des flottes étrangères qui pratiquent souvent la pêche illégale. Dans le golfe de Guinée, 40% du poisson pêché l’est de façon illicite. Le rapport 2014 de l’Africa Progress Panel6, révèle que la pêche illégale non déclarée et non réglementée coûte à la seule région d’Afrique de l’Ouest 1,3 milliard de dollars par an, soit 10% du PIB du Burkina Faso…
Il existe des réponses techniques aux enjeux techniques du développement des agricultures africaines. Mais surtout, elles doivent s’inscrire dans des approches nouvelles au sein de politiques agricoles engagées localement et véritablement mises en œuvre. Le développement des cultures vivrières, qui sont peu dépendantes du marché mondial, doivent être encouragées mais, comme le montrent les systèmes de productions localement, il n’y a pas d’opposition réelle entre cultures dites « vivrières » et cultures dites « d’exportation ». Et sans efforts sur les infrastructures rurales (routes, accès à l’énergie, outils de stockage…), tout progrès sera difficile. Mais sans volonté politique forte des dirigeants en place, ces initiatives resteront vaines.
Au-delà de ces réponses possibles dont l’initiative revient essentiellement aux dirigeants des pays en développement, des changements sont aussi nécessaires dans la gouvernance mondiale de la sécurité alimentaire et de nouvelles approches sont nécessaires pour porter de nouvelles ambitions et passer du discours stérile à l’action utile.
Hervé Lejeune
1 Données FAO.
2 Akinwumi A. Adesina, président de la Banque africaine de développement, dans « L’Opinion » du 27 février 2018.
3 L’Ethiopie, le Malawi, le Ghana, la Guinée, le Mali, le Sénégal, le Togo, le Malawi, le Nigéria, Madagascar…
4 La commercialisation des produits agro-alimentaires est libre de droit dans l’espace ouest-africain mais les douaniers et les forces de l’ordre prélèvent leur dîme au passage des camions…
5 Au Malawi, en Zambie et au Zimbabwe des variétés de maïs OGM tolérantes à la sécheresse sont maintenant sur le marché. Certaines d’entre elles sont également améliorées sur le plan nutritionnel (vitamine A, richesse en zinc).
6 « Agriculture, pêche et capitaux : comment financer les révolutions verte et bleue de l’Afrique »