Quelle sortie de crise ?
Toute crise se traduit d’abord par une chute brutale ou une explosion d’un indicateur qui peut être par exemple un niveau de revenu, un nombre d’emplois, une bombe. A l’issue de cette chute, différentes évolutions sont possibles, qui peuvent être résumées schématiquement par deux grandes tendances : effondrement et rebond. Comme on l’observe dans le cas de la crise sanitaire actuelle, les conséquences sont ressenties à la fois au niveau personnel ainsi qu’au niveau collectif (entreprises, institutions, nations).
Figure 1 – Différentes sorties de crise sont envisageables
L’effondrement se produit lorsque l’individualité concernée (personne ou société) est incapable de prendre les décisions qui lui permettraient de rebondir à l’issue de la crise. Jared Diamond a montré comment l’incapacité d’une société à s’adapter vis-à-vis d’un changement de son environnement a pu provoquer l’effondrement de différentes civilisations du passé.1
Un rebond, plus ou moins marqué, n’est possible qu’en s’adaptant aux nouvelles conditions créées par la crise. La crise peut devenir ainsi une opportunité pour opérer des changements qui ne pouvaient être envisagés dans des circonstances plus ordinaires.
Faire appel à la conscience créatrice
Toute situation nouvelle réclame une décision adéquate pour agir. La décision peut être purement réactive et conforme aux habitudes acquises lors des expériences passées.
Sur le schéma de la figure 2, une telle prise de décision correspond à la ligne (1), qui se situe à un niveau superficiel du mental. En retour, l’action qui a été ainsi décidée se traduit par un renforcement des conditionnements antérieurs (ligne en pointillé sur la figure 2).
Se placer à un niveau de conscience plus profond permet d’échapper au conformisme et au poids des habitudes pour s’ouvrir spontanément aux événements en cours d’émergence et pour trouver des idées originales ainsi que des solutions nouvelles. Enseignant-chercheur au MIT, Otto Scharmer préconise ainsi de plonger au plus profond de soi, pour se débarrasser des schémas acquis du mental et atteindre un état de conscience ouvert et serein, avant de remonter au niveau des solutions effectives.2
C’est ce qui est représenté sur la figure 2 par l’arc de décision (2), qui permet de descendre jusqu’au niveau de l’intériorité créatrice, niveau que Otto Scharmer a désigné par le terme de Présence,3 Otto Scharmer a désigné sa méthode sous le nom de théorie U, pour évoquer un tel mouvement de descente et de remontée.
Ces deux modes de décision peuvent être rapprochés des systèmes de pensée 1 et 2 décrits par le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. Le système 1 permet de réagir rapidement en fonction des expériences passées, tandis que le système 2 plus lent est le seul à autoriser des réactions réfléchies.4 Toutefois Kahneman insiste plutôt sur l’effort de concentration et de rigueur, là où Otto Scharmer évoque un état de disponibilité, qui permet de se comporter de manière créative.
Figure 2 – Descente dans la conscience créatrice
Face à une crise, accepter de laisser en suspens la prise de décision et observer avec attention les changements en cours, permet de déceler les tendances émergentes et de s’aligner avec les nouveaux besoins qui apparaissent. Le point bas du U est le plus difficile à franchir. Pour le désigner Otto Scharmer se réfère à la parabole du passage par le trou de l’aiguille. C’est en se délestant de tous ses bagages qu’il est possible de passer par cette porte étroite, avant de remonter vers une réalité en cours d’émergence.
L’envol de la libellule
C’est en puisant au plus profond de notre conscience et de nos mémoires qu’il convient de chercher la foi commune dans laquelle l’Orient et l’Occident, le Sud et le Nord pourront marcher main dans la main. La première forme d’expression pour une nation, un territoire, et un individu est la beauté exprimée par la Création qui reflète l’intériorité. Il semble que le seul moyen d’être pleinement humain, pour toute personne ayant eu le bonheur d’avoir été élevée dans une tradition, quelle qu’elle soit, est avant tout d’être pleinement de sa nation, de sa religion, de sa civilisation : de vivre selon ce que, là, dans ce trésor de générations, il y a de plus beau, et d’essayer de connaître et de comprendre le monde en partant de là.
L’intériorité créatrice permet de faire naître au monde la beauté et la création, elle harmonise les points de vue depuis le plus profond des entrailles. Elle permet de voir l’espoir et la sortie de la crise, la lumière au bout du tunnel. Elle exclut la laideur et la lâcheté.
Le passage par le U dont parle Otto Scharmer trouve sa représentation symbolique dans l’envol de la libellule. La libellule passe la plus grande partie de sa vie dans l’eau, à l’état de larve. Puis, le moment venu, au printemps, elle entame sa métamorphose, à l’issue de laquelle elle prend son envol, déployant ses ailes transparentes.
Thierry Marx et Gilles Boeuf, dans “La stratégie de la libellule” développent une Ode à cet insecte extraordinaire dont l’observation inspira, il y a de cela huit siècles, le code des guerriers japonais.5
Ne nous privons donc pas de la plus fabuleuse source d’inspiration et de compréhension de phénomènes et de mécanismes de création et d’adaptation venue de la plus belle des inventions du “système Terre”, la Vie ! Connaître, comprendre, développer et protéger notre intériorité pour imiter la libellule peut alors être une première approche pour sortir dignes de la crise par la grâce de notre conscience.
Selon l’activité noétique de Plotin, toute cognition est simultanée et immédiate, dans l’intellect, la pensée et l’être ne font qu’un. L’intellect qui caractérise l’humain possède une connaissance parfaite et totale de lui-même, mais ne peut se connaître qu’en visant ce qui le transcende, “l’Un-bien” dont il procède : pour expliquer cette tension vers l’Un, Plotin emploie l’expression “d’intellect-aimant”, cette intelligence transportée d’amour est une puissance supra-intellectuelle qui demande à être actualisée par le principe dont elle émane, ici, nous l’appelons la crise, le chaos, le big-bang de l’intériorité créatrice qui permet la métamorphose de la libellule que nous sommes toutes et tous au sein de notre belle planète.
Alexandre Rojey & Pénélope Morin
1 Jared Diamond, Collapse – How Societies Choose to Fail or Succeed, Penguin Books, 2006, traduit en français: Effondrement: Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2009
2 Otto Scharmer, Katrin Kaufer, Leading from the Emerging Future: From Ego-System to Eco-System Economy, Berrett-Koehler, 2013
3 Peter Senge, C. Otto Scharmer, Joseph Jaworski, Betty Sue Flowers, Presence – Human Purpose and the Field of the Future, First Crown Business Edition, 2004
4 Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de pensée, Flammarion, 2012
5 Thierry Marx, La stratégie de la libellule – la méthode Corps-esprit, Editions Cherche Midi 2018