Avec 450 000 agriculteurs, soit 1,48 % de la population active, on a peine à croire que le rôle de l’agriculture soit clef dans les transitions. Mais quand on sait qu’elle représente quand même 6,7 % du PIB national, que la surface agricole utile occupe 54 % du territoire, ce qui la distingue nettement de ces voisins européens, comme sa production estimée à 73 milliards d’euros contre 56 milliards pour l’Allemagne, second pays agricole européen, on commence à comprendre le rôle clef de ce secteur dans la société comme dans les transitions. Enfin, de manière encore plus évidente, quand on rappelle que la population mondiale est passée de 1,5 milliard au début du XXe siècle, à 7,7 milliards en 2018 et qu’un accroissement attendu de 2 milliards d’habitants est attendu d’ici à 2050, dont 55 % qui vivent dans les villes à ce jour, contre 68 % attendus en 2050, alors on a posé le décor des enjeux des transitions agricoles, mais aussi de cohésion sociétale à toute échelle.
De multiples initiatives sur les territoires qui vont dans le bon sens
Comme dans de nombreux autres secteurs, la prise de conscience sociétale du nécessaire changement des modes de consommation, s’accélère, prend corps au niveau le plus locale, et la demande, comme les systèmes de production, évoluent.
Ainsi de plus en plus de territoires (le MAA en décompte actuellement environ 120) sont en dynamiques de projet autour des questions de gouvernance alimentaire territoriale. Les initiatives et les cadres sont multiples : accroissement des produits locaux dans la restauration collective notamment scolaire, lutte contre le gaspillage, développement de marchés de pays, de magasins de producteurs, d’ateliers de transformation locaux… autant d’initiatives qui, à l’échelle de bassins de vie, se rencontrent pour tenter de faire système et accroître l’autonomie alimentaire d’un territoire donné ; c’est l’idée du projet alimentaire territoriale reconnu par la Loi d’avenir agricole de 2014.
Mais au-delà, en lien avec cette évolution de la prise de conscience alimentaire, les pratiques agricoles bougent aussi. Sur fond de l’important et médiatique débat de l’usage des pesticides, l’agroécologie s’installe bel et bien en France et en Europe. Derrière ce concept, de nombreuses pratiques agronomiques changent incluant la réduction d’intrants, la préservation des sols, une rotation des cultures, préservation de la ressource en carbone et en azote des sols, lutte contre l’érosion, stockage dans les sols des gaz à effets de serre par l’augmentation de matière organique (facteur 4 pour 1 000), l’accroissement de la fixation d’azote par les plantes, l’enrichissement de la biodiversité du sol, les synergies cultures élevage, l’accroissement de l’autonomie énergétique de l’exploitation, l’agroforesterie, la pollinisation, la gestion économe de la ressource en eau, le développement du biocontrôle au niveau des plantes, la durabilité des semences sont autant de techniques qui se développent et modifient en profondeur les pratiques agricoles. On estime aujourd’hui que 92 % des agriculteurs appliquent au moins l’une de ces techniques (source : MAA).
Si la demande comme la production agricole bougent, son organisation sociologique et la maîtrise du foncier et le renouvellement des générations n’est pas en reste et des voies alternatives d’installation ou de gestion du foncier émergent aussi : on peut citer, par exemple, le travail réalisé par Terre de liens ou par la CIAP 44 qui développent des coopératives d’activités et d’emplois en agricultures, on peut aussi citer les espaces tests agricoles. Bref, les initiatives sont nombreuses, réelles et concernent bien tous les aspects du développement agricole et rural. Pourtant, on ne peut pas, à ce jour, considérer que le secteur connaît une mutation à la hauteur de ce qui est attendu et nécessaire pour répondre aux défis de l’accélération du changement climatique et de la réduction de la biodiversité.
Des enjeux pour que ces initiatives fassent système
Plusieurs enjeux doivent permettre de dépasser les points de blocage identifiés pour comprendre ce qui permettra sans doute à cette multitude d’initiatives de faire système pour parler d’une vraie mutation agricole et territoriale en cours. Si nous avons énuméré nombre de techniques en cours, et une accélération des recherches, voire la connexion entre recherche et sphère de vulgarisation, force est de constater que les techniques mises en place touchent plus souvent une pratique, un secteur, une production de l’exploitation, qu’elle n’induise une réelle transformation de l’ensemble des systèmes. La diffusion au plus grand nombre, la mise en cohérence de toute une batterie de pratiques, à l’échelle d’un système, que ce soit l’exploitation, ou le territoire plus large, reste un défi en cours mais non abouti.
Défi technique, défi de formation, manque de référentiels, de conseils parfois, mais aussi manque encore fréquent de modèle économique adapté.
Le second défi est bien celui-là : les changements de systèmes techniques induisent fréquemment de lourds investissements, et reposent donc sur un accompagnement financier et un retour de la valeur ajoutée au producteur. La Loi EGALIM a tenté une autre redistribution de cette valeur ajoutée avec le succès très limité que l’on lui connaît à ce jour.
L’évolution massive des pratiques agricoles ne se fera pas sans une évolution structurelle de la distribution des produits agricoles et donc de sa valeur ajoutée, puisque la demande sociale pour une alimentation plus durable ne pourra devenir plus massive que si elle est réellement accessible à tous les budgets.
Enfin, l’autre enjeu clef est celui du dialogue : dialogue entre monde agricole et consommateurs, entre monde agricole et usagers de l’espace, mais aussi entre territoires ruraux et urbains… cet enjeu est actuellement fondamental, car les incompréhensions, les grands écarts entre discours théoriques et la réalité des pratiques ou des enjeux bloquent souvent l’avancée de la transition : c’est le cas sur les questions du bien-être animal comme de l’usage des pesticides… entre agri-bashing fréquent et parfois abusif et une visibilité de l’évolution des pratiques qui peine à se traduire dans la réalité, le juste équilibre des transitions reste un débat permanent.
Des leviers qui existent, mais qu’il faut bien activer
Face à ce constat qui montre à la fois la richesse des initiatives et les blocages encore importants pour que cela fasse système, terminons en citant les leviers qui existent, mais qui doivent s’affirmer plus franchement dans le choix des politiques publiques.
Le premier est sans conteste la politique agricole commune (PAC) qui offre à la France un budget d’environ 10 milliards d’euros chaque année pour permettre d’accompagner ces transitions : toute la question est celle des exigences et du balancier entre soutien de revenus et conditionnement de ce soutien à l’ampleur des transitons proposées.
Le second porte sur la recherche et la vulgarisation. La France dispose d’un outil performant et remarqué au niveau mondial avec l’INRA. Gageons que la fusion en cours de cet organisme de recherche internationalement reconnu avec son homologue de l’environnement pour former l’INRAE soit une source d’accélération de la recherche de la double performance économique et environnementale de l’agriculture.
Enfin, le troisième levier repose sur une généralisation plus grande de la notion de contractualisation à l’échelle des territoires pour diffuser transversalité, innovation et pertinence d’approche des politiques publiques nationales au niveau le plus territorial. Des outils expérimentaux comme le Contrat de transition écologique (CTE) ou le Contrat de ruralité sont de bons augures.
Patricia Andriot