La transition écologique et les objectifs que se sont fixés les États européens dont la France sont très ambitieux. Réduire la consommation énergétique d’un facteur 6, décarboner les usages et la production énergétique d’ici à 2050 est en effet un défi considérable.
La question du financement de cette transition est évidemment une des questions majeures. L’industrie de l’énergie est très gourmande en capitaux. Le système est chamboulé par l’irruption du solaire et de l’éolien compétitif, et la baisse des prix de gros inférieurs au seuil de rentabilité des actifs conventionnels (charbon, gaz, nucléaire).
Quelle est la place de la RSE dans la recherche à l’IPAG ?
La chaire RSE « Entreprise inclusive », pilotée par Maria Bruna, est la chaire emblématique de l’IPAG et elle a le plus de visibilité. L’IPAG, association à buts non lucratifs, a en effet mis dès l’origine il y a 50 ans la dimension humanitaire et éthique en avant et soutenu la RSE.
Il n’y aura pas de transition énergétique et écologique, s’il n’y a pas de transition sociale, d’engagement très fort des entreprises dans toutes les facettes de la RSE, comme l’a rappelé la crise des gilets jaunes l’année dernière. Cet engagement d’entreprises prestigieuses se concrétise à travers la Chaire dans des activités de recherche action et de formation des cadres et dirigeants : on ne peut pas séparer les aspects sociaux (réinsertion sociale, mixité homme femme, appui aux travailleurs handicapés…) et les aspects environnementaux.
Comment s’articule la RSE avec la transition écologique et énergétique ?
Les entreprises se trouvent confrontées à un triple choc, du digital, de l’IA et de l’environnement. Elles en sont les principaux acteurs et doivent en même temps en gérer les conséquences. Les transitions énergétiques, écologiques, digitales et sociétales sont des phénomènes complexes et intimement reliés. Il faut à la fois dissocier les problèmes et les relier, avoir une vision globale.
L’IPAG a organisé début juillet 2019 le 7e symposium ISEFI, autour des thèmes de la transition énergétique, ses modèles économiques et ses nouvelles solutions de financement.
Pouvez-vous nous présenter les objectifs de ce 7e symposium et le bilan que vous en tirez ?
Avec ce Colloque ISEFI (International Symposium on Environment Energy and Finance Issues), à la fois forum de recherche et forum d’entreprises, nos objectifs sont liés aux nécessités de l’action :
- construire une garantie scientifique aux orientations en matière de transition énergétique et écologique : un tel engagement ne peut se construire que sur de telles garanties ;
- rassembler tous les acteurs : universitaires, banquiers, industriels, start-up, collectivités territoriales…, et pas uniquement l’État et le secteur public ;
- rechercher les opportunités, accompagner les acteurs, et éviter l’écologie punitive, l’établissement de listes noires ;
- chercher les pistes de financement, indispensables à cette énorme transition ;
- stimuler le levier technologique, lui aussi essentiel. Le bilan de ces 7 éditions ISEFI est positif à plusieurs niveaux :
- académique : avoir installé ce Symposium sur 7 ans, avec un haut niveau de visibilité est un succès. Pour l’édition 2020, nous aurons un Prix Nobel (Lars Peter Hansen) et l’appui d’une revue scientifique (Climate Policy).
- entreprises : le succès de la 1re édition du Forum entreprises montre la nécessité de telles rencontres, car les entreprises ne se connaissent pas entre elles, ne connaissent pas assez les chercheurs. Les plateaux prestigieux permettent ces rassemblements, mais il faut développer en nous appuyant sur des associations, des revues, des écoles d’ingénieurs… L’édition 2020 – le 24 juin à Montrouge – verra la naissance d’un Executive MBA pour une vingtaine de cadres par an.
Comment évoluent les questions du financement de la transition écologique ?
Les marchés des matières premières sont maintenant financiarisés. Le monde du pétrole et du gaz – qui a d’énormes besoins financiers – a basculé dans la finance et on ne peut plus dissocier industrie et finance. Il est indispensable de développer des programmes de recherche sur la financiarisation du marché des matières premières et sur la finance responsable.
Le rôle de l’État qui n’est évidemment plus aussi central qu’il a pu être antérieurement, reste néanmoins indispensable. L’effort budgétaire – 3 milliards d’euros – se répartit en 800 millions d’euros pour la rénovation énergétique (passage de 360 à 500 000 logements par an, recentrage sur les ménages les plus modestes), crédit d’impôt pour la transition énergétique (800 millions d’euros) et certificats d’énergie (1,5 milliard d’euros).
Le rôle des banques, sociétés d’investissement et capital-risque devra être, lui, central et on attend un basculement de l’ensemble de la finance pour le financement de projets nouveaux, et l’augmentation de la « température » (de la décarbonation) des portefeuilles d’investissements. Par exemple, le fonds souverain de Norvège.
Le crowdfunding voit émerger de réelles et importantes initiatives de financement vert : citons Lendosphère, LUMO, Enerfip, AXUSCOOP, Greenchannel, Lendopolis…
Quels sont les modèles économiques émergents de chacun des grands acteurs de l’énergie ?
Il y a de très nombreux acteurs et modèles. Mais ce qui est commun, c’est le développement de l’intraentreprenariat pour développer l’innovation : citons Vinci, Dalkia… Mais globalement tous poussent au développement et au rachat de start-up (Direct énergie par Total, Solaire Direct par Engie).
Pour les compagnies productrices de charbon ?
Il y a une prise de conscience très inégale du caractère irréversible des évolutions actuelles, mais la situation est très liée à la stratégie nationale des pays : en France, le charbon est condamné ; en Allemagne, Pologne et Chine, par nécessité cela reste une source indispensable et donc l’avenir du secteur est assuré jusqu’au moyen terme.
Pour les compagnies productrices de pétrole et de gaz ?
L’avenir à moyen terme est lui aussi assuré. La situation des grands groupes leur permet de chercher des diversifications, des investissements des secteurs décarbonés. Les start-up sont rares dans le pétrole. Le syndrome EON (société allemande de l’énergie) est certainement le risque majeur du secteur : la brutalité de la transition a conduit à scinder la société en deux, l’une conservant les centrales à charbon et au gaz avec une forte dépréciation d’actifs, l’autre (Uniper devenu Gazel Energie) intégrant le secteur moderne (efficacité énergétique, énergie thermique…).
Pour les entrepreneurs des nouvelles technologies de l’énergie décarbonées ?
Elles ont un boulevard devant elles. Un nouvel écosystème s’est mis en place, avec des centaines d’entreprises qui n’existaient pas il y a dix voire cinq ans, dans les domaines de l’efficacité énergétique (Dalkia), l’IA, l’éclairage, le solaire, la biomasse, l’hydrogène…
Pour les producteurs du nucléaire ?
Malgré ses trois passifs que sont les risques d’accident, la gestion des déchets et le démantèlement le secteur du nucléaire ne va pas disparaitre du paysage, car il est évidemment peu émetteur de CO2. Cela dépend cependant des pays (abandon de la filière en Allemagne, lancement de nouvelle centrale en Chine…).
En France, l’État soutient EDF, entre autres, par volonté d’indépendance énergétique : EDF investit dans les énergies renouvelables, veut allonger la durée de vie des centrales. La scission en deux de l’entreprise évoque cependant le syndrome EON.
Pour les grands distributeurs d’énergie, électriciens et gaziers ?
Il n’y a pas de remise en cause de leur rôle avec, pour l’électricité, très peu carboné en France, de gros investissements pour les raccordements des nouveaux producteurs (individus, collectivités, éoliens en mer) et dans le numérique.
Pour le gaz : un bon bilan carbone. Engie, qui en est le grand acteur, a pris le tournant de la transition énergétique.
Quelles pourraient être les grandes tendances d’évolution de ce secteur industriel de l’énergie ?
Technologique : l’autoproduction, l’échange local d’énergie (peer to peer) poussent à développer de nouvelles architectures décentralisées utilisant les capacités du numérique et dans une logique de circuit court. L’IA, les robots, le Big Data joueront un rôle majeur pour assurer ces fonctions.
Géopolitique : l’instabilité au niveau mondial perdurera et les zones de tension (Venezuela, Russie…) resteront des zones d’incertitude, la tendance étant le maintien de prix faibles.
Sectoriel : les énergies renouvelables gagneront de plus en plus de terrain et deviendront des alternatives crédibles face au nucléaire, du fait de la baisse des coûts d’exploitation et de construction. Mais celui-ci n’est pas hors-jeux ni à court, ni à long terme.
Économique : il y aura une redistribution des cartes entre énergéticiens : à horizon de vingt ans, les pure players des hydrocarbures sont condamnés. Les « actifs échoués »1 pèseront de plus en plus lourds sur tous les secteurs traditionnels.
Les pouvoirs publics restent au centre des débats, car seuls les États peuvent imposer des règles collectives. Mais la transition énergétique repose sur l’action de tous (ONG et mouvements de jeunesse).
Entretien avec Docteur Frédéric Teulon
Note
1 Les actifs des industries énergétiques traditionnelles (Charbon, pétrole) sont très importants, mais à terme leur rentabilité baissera fortement du fait de la concurrence des nouvelles énergies décarbonées, qui deviennent plus rentables.