L’énergie dans le monde moderne

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Sans énergie le monde moderne n’existerait pas. La hausse du pouvoir d’achat, l’urbanisation, la tertiarisation, la mondialisation, le temps libre, les retraites, les études longues, les 35 heures et tous les acquis sociaux ont pu se développer grâce à l’énergie.

Or, cette dernière se trouve dorénavant en quantité insuffisante pour que le travailleur français puisse maintenir son niveau de consommation. Que faire pour que cette situation ne dégénère pas en instabilité sociale forte ?

La production mondiale ne dépend que de l’énergie disponible. Toute contrainte sur le volume de l’énergie – et non sur son prix – se répercute sur le PIB. Dorénavant, l’Europe ne connaîtra plus de croissance : son cycle économique est appelé à reposer sur l’alternance d’une année de récession suivie d’un faible rebond. La croissance continue ne reviendra plus, car l’approvisionnement énergétique de l’Europe est déjà restreint : le gaz et le pétrole fournissent les deux tiers de la consommation énergétique européenne. Ainsi, tout plan prévoyant de nouvelles dépenses financées par un surplus de croissance échouera. L’avenir doit être pensé dans un environnement sans croissance.

Dans un tel cadre, il convient de veiller au puissant effet d’éviction des dépenses inutiles : engager des dizaines milliards d’euros pour des panneaux photovoltaïques revient à se priver de financement pour des actions véritablement utiles. Les énergies fossiles sont trop abondantes pour changer le climat, mais trop rares pour relancer l’économie européenne. Il va être difficile de convaincre les pays détenteurs de charbon de ne pas l’utiliser dans un contexte de stagnation économique. L’Allemagne a emprunté cette voie. La hiérarchie des mérites et des nuisances varie selon la finitude ou l’infinitude de la disponibilité des ressources, puisque le poids des contraintes diffère en fonction de la source d’énergie.

Les modèles macroéconomiques d’aujourd’hui bouclent leurs équations par les prix et reposent sur des élasticités constantes entre prix et volumes. Ils sont devenus inopérants et n’ont pas permis d’anticiper la crise de 2007. Portons notre attention sur les volumes et non sur les prix ! Pour le pétrole, par exemple, l’élasticité entre prix et volume n’existe plus ; il n’est plus possible de déduire la quantité de pétrole produite à partir de son prix. Et c’est bien la quantité qui importe pour l’économie, non le prix.

En revanche, le pétrole nécessaire à la création d’un euro de PIB décroît en volume. De même, la part de l’énergie dans le budget des ménages diminue depuis quarante ans ; elle se situe à un niveau inférieur à celui qu’elle atteignait avant le premier choc pétrolier. De plus en plus de pétrole, de gaz et de charbon sont extractibles. Mais en conclure que le progrès technique et des politiques courageuses permettraient d’atteindre n’importe quel but néglige le principe de réalité. Ainsi, quand le monde change, l’énergie intervient. De fait, il ne peut y avoir d’énergie propre, puisque l’énergie exige la transformation, alors que la propreté induit l’immuabilité. Il s’agit d’en user en permettant aux avantages de surpasser les inconvénients.

Dans cette énergie extraite de l’environnement, le charbon n’a jamais décru et toutes les nouvelles sources d’énergie – pétrole et gaz dans un premier temps – sont venues s’ajouter à l’existant sans le remplacer. Quant à l’éolien, au biogaz, au photovoltaïque et à la géothermie, leur poids est infinitésimal. Ainsi, même une baisse limitée du pétrole, du gaz ou du charbon sera très difficilement compensée par ces énergies nouvelles. Le charbon constitue le premier mode de production de l’électricité et les deux tiers de sa consommation se font en ce sens. Voilà pourquoi cette dernière n’a jamais diminué. Le pétrole, lui, sert avant tout pour les transports.

Pendant plus d’un siècle, la consommation énergétique de chacun a crû de 2,5% par an afin de réaliser les infrastructures de transport, l’urbanisation, la mutation de l’agriculture, l’essor industriel et les systèmes sociaux. Depuis 1980, cette hausse s’est tarie ; elle ne résulte plus que du charbon et de la Chine. Les chocs pétroliers ont constitué une rupture radicale dans l’approvisionnement énergétique qui a, à son tour, engendré le chômage et l’endettement, problèmes qui n’existaient pas en 1974. Là encore, le problème ne réside pas dans le prix mais dans le volume.

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, chacun dispose d’une énergie équivalente à celle de 200 esclaves. Sans les énergies fossiles, nous aurions besoin de deux cents planètes sur lesquelles 7 milliards de personnes produiraient de l’énergie pour maintenir notre niveau de vie actuel. Nous pouvons nous consacrer aux affaires publiques uniquement parce que l’énergie a remplacé la force de nos muscles.

Ce progrès s’est accompagné d’une croissance démographique exponentielle. Au moment où l’humanité s’est sédentarisée, la population mondiale ne dépassait pas quelques millions d’habitants ; elle atteignait 500 millions de personnes au début de la révolution industrielle et dépasse maintenant les 7 milliards, progression fabuleuse en seulement huit générations.

La consommation globale d’énergie a explosé : entre 1945 et le premier choc pétrolier, la consommation d’énergie mondiale a crû, en moyenne, de 5%. Ensuite, elle a décéléré et diminuera bientôt. Elle provient, pour une part s’élevant à 80%, de combustibles fossiles, restes de vie ancienne – fougères du carbonifère pour le charbon, algues et planctons pour le gaz et le pétrole. Même l’électricité est massivement fossile : la production française actuelle se monte à 550 térawattheures, soit à peine moins que la consommation mondiale en 1945. La généralisation de l’électricité date donc véritablement de la seconde moitié du XXe siècle.

En 1973, les combustibles fossiles représentaient les trois quarts de la production électrique ; cette part s’est réduite aux deux tiers en 2007. Au cours de cette période, c’est de très loin le charbon qui a connu la progression la plus soutenue. Actuellement, la Chine installe une centrale à charbon par semaine et des capacités de production de 150 à 200 gigawatts sont en construction – à rapporter avec la capacité totale de la France qui ne dépasse pas 100 gigawatts. Après le charbon, l’énergie ayant connu la plus forte hausse est le gaz. Viennent seulement ensuite l’hydroélectricité et le nucléaire.

Le bois fournit 10% de l’énergie mondiale. Il n’est, dès à présent, plus totalement renouvelable, puisqu’une partie de cette énergie correspond à de la recherche de bois de feu autour des villes africaines qui engendre de la déforestation. L’hydroélectricité représente l’essentiel des capacités d’énergies renouvelables en construction dans le monde, loin devant l’éolien. Ce dernier, même compté en équivalent primaire, ne produit pas 1% de l’énergie mondiale. Les agrocarburants ne dépassent pas 0,4% : quand le monde absorbe 4 milliards de tonnes de pétrole, il ne consomme que 60 millions de tonnes d’agrocarburants. Pour élaborer leurs agrocarburants, les États-Unis utilisent 40% de leur maïs – soit la même part que celle qu’ils destinent à l’alimentation animale. En Allemagne, certains producteurs insèrent leur maïs directement dans les méthaniseurs pour favoriser la fabrication de biogaz. Enfin, le photovoltaïque contribue pour 0,1% à la production énergétique mondiale.

La France dans le nouveau paysage énergétique

La France, comme ses voisins, consomme une énergie provenant de combustibles fossiles. Son électricité provient, en très grande partie, du nucléaire. Mais il est faux d’affirmer que toute l’énergie française est nucléaire. Cela ne peut se dire que de l’électricité. L’essentiel de l’usage de l’électricité n’est pas thermique, mais spécifique, à savoir qu’il sert à alimenter des appareils – réfrigérateurs, pompes, lave-linge, lave-vaisselle, ascenseurs – non producteurs de chaleur. Or, limiter cette utilisation s’avère plus difficile que de restreindre le besoin de chaleur.

L’emploi d’énergies renouvelables en France répond à la même hiérarchie que celle constatée dans le monde : d’abord le bois, puis l’hydroélectricité, puis l’éolien et, enfin, le photovoltaïque. Ces deux dernières sources d’énergie satisfont respectivement 0,35% et 0,07% de la demande d’énergie.

L’énergie a modifié la structure des métiers. Il y a deux siècles, les deux tiers des Français étaient paysans et chacun nourrissait 0,5 personne en plus de lui-même. Avec l’énergie, l’agriculture a pu se mécaniser – un tracteur de 100 chevaux équivaut à environ 1 000 individus – et un agriculteur actuel assure l’alimentation de 50 personnes. Ces dernières ont pu effectuer d’autres tâches grâce à l’énergie, qui permet de transformer de nombreuses ressources présentes dans l’environnement comme des minerais, du bois ou des sols. Ainsi s’est développée l’industrie, activité de transformation des réserves naturelles.

Dans tous les pays occidentaux, le choc pétrolier a tari la croissance énergétique globale, qui est devenue inférieure à la productivité du facteur travail, ce qui a entraîné le déclin de l’emploi industriel. La contribution des services à la productivité plus faible a, en revanche, poursuivi son essor. Parallèlement, le chômage s’est massifié. Il y a un siècle, les lois sur le travail avaient pour objet de réduire le travail des femmes et des enfants, comme le temps que devaient y consacrer les hommes. Avant 1974, le facteur limitant l’activité était le travail disponible ; c’est désormais l’énergie. Plus la consommation d’énergie par personne est grande, moins la part de l’emploi dans l’agriculture est élevée.

L’énergie abondante a permis l’urbanisation. Que la ville puisse, en accueillant 80% de la population, organiser un système socio-économique stable dans un environnement énergétique contraint apparaît douteux.

L’opinion courante veut que le développement des services entraîne une dématérialisation, moins consommatrice d’énergie. Or, c’est l’inverse : l’augmentation de la part des services dans l’économie n’est possible qu’une fois les fonctions productives remplies par des machines énergivores. Je pressens d’ailleurs que la contrainte énergétique va entraîner une hausse du travail manuel et une baisse des activités de service.

Les échanges plus massifs et mieux organisés ont permis l’étalement de l’habitat. Lorsque les villes ont été construites avant la période de profusion énergétique, les centres sont denses. Mais lorsqu’elles sont récentes, il n’y a pas de centre-ville. Atlanta constitue un bon exemple de cette dernière catégorie.

L’approvisionnement en énergie des pays de l’OCDE a déjà commencé de décroître. À l’inverse, il progresse dans les pays émergents, notamment en Chine. Épisode inédit, le PIB des pays de l’OCDE a également cessé d’augmenter depuis 2007. Cette situation risque de perdurer, car elle découle d’un tarissement énergétique. La France connaît la même situation, alors que l’économie des pays émergents poursuit sa croissance.

À l’école, nous apprenons que le travail et le capital sont les deux facteurs de production. Si cette dernière ne s’avère pas assez élevée pour financer la protection sociale, on diminue le coût du travail et du capital pour les stimuler. Or, cette politique ne répond plus : alors que l’Allemagne emprunte à coût négatif et que les chômeurs sont très nombreux, le PIB n’augmente plus. C’est bien la preuve que cette description de l’économie est erronée. En fait, l’économie est une machine à transformer des ressources naturelles gratuites, la formation de capital n’étant qu’une boucle interne au système. Le brevet qu’un industriel dépose aujourd’hui ne résulte que de la transformation – par le travail – de ressources déjà existantes. Le goulet d’étranglement pour l’approvisionnement en ressources énergétiques – quel qu’en soit leur prix – induit mécaniquement un gel de la production. Le prix reste un élément significatif de l’équation économique tant qu’il n’y a pas de problème de quantité. Dans la pêche, le bateau représente le capital, le marin incarne le facteur travail, l’énergie provient du carburant mis dans le bateau et le PIB correspond à la valeur des poissons pêchés : si le diesel ou les ressources halieutiques disparaissent, la pêche et la production deviennent impossibles. Aujourd’hui, le niveau de notre activité économique est significatif du stock de ressources naturelles à transformer : il convient de surveiller attentivement ce dernier.

Depuis 1965, la consommation d’énergie et le PIB varient dans le monde de manière strictement parallèle. « Dis-moi combien d’énergie tu consommes et je te dirai quel est ton PIB » : telle pourrait être, simplement énoncée, la règle qui régit nos économies. En revanche, la variation du prix du baril et le PIB ne connaissent pas la même identité d’évolution. Lorsque le prix du baril augmente, un transfert de rente s’opère et la France s’endette au bénéfice de l’Arabie saoudite, mais rien ne change au niveau global. Vouloir régler le problème énergétique en attendant que les prix croissent fortement, revient à souhaiter une progression des revenus des pays producteurs d’hydrocarbures. Ainsi, la facture pétrolière et gazière de l’Europe a décuplé au cours de la dernière décennie. Cela a engendré un déficit commercial structurel qui s’est traduit par une augmentation de l’endettement. Cette situation se constate aussi bien dans les pays latins que dans les pays nordiques – y compris l’Allemagne. Il ne s’agit pas ici d’une question de couleur politique, mais d’un sujet de physique structurelle qui évolue à l’échelle du demi-siècle.

Le PIB par habitant est strictement égal au produit de l’énergie disponible par habitant et de l’efficacité énergétique, que l’on définit par l’augmentation du PIB induite par la création d’un kilowattheure d’énergie. La croissance du PIB par habitant résulte du produit de la variation de ces deux facteurs. La croissance de l’énergie mondiale s’établissait à 2,5% par personne et par an avant 1980 et à 0,4% depuis lors ; l’efficacité énergétique de l’économie a connu une croissance mondiale annuelle moyenne légèrement inférieure à 1% depuis 1970. Pour que la règle que je viens d’énoncer soit juste, le PIB par habitant aurait dû croître de 3 % avant 1980 et de 1% maintenant. Les chiffres de la Banque mondiale le confirment. Je suis donc en accord avec M. Vittori, éditorialiste aux Échos, lorsqu’il écrit que les lois de finances doivent dorénavant reposer sur une croissance économique nulle. Ce n’est pas agréable, mais mieux vaut prendre la réalité en compte plutôt que d’élaborer des plans voués à échouer.

Dans la relation étroite entre la production mondiale de pétrole et l’évolution du PIB, c’est la baisse du volume du pétrole qui entraîne celle du PIB et non l’inverse. On ne consomme pas moins de pétrole parce que c’est la crise, mais c’est la crise parce qu’on a moins de pétrole. La production mondiale est en train d’atteindre son pic. Ensuite, la décélération est inéluctable. Chacun s’interroge pourtant sur le prix du pétrole, alors que la question ne réside pas dans son évolution. La consommation de pétrole par l’Europe s’est réduite de 10% depuis 2006 – repli amorcé avant le Grenelle de l’environnement – et cette tendance se poursuivra.

Le changement climatique ne peut être évité en contraignant une petite fraction de la population pour le bénéfice du plus grand nombre ; il ne peut l’être que par un effort de tous.

S’agissant du gaz, une projection réalisée par Total montre une production mondiale qui plafonne à partir de 2025, nonobstant le développement des gaz non conventionnels dont l’extraction sur le territoire français serait, de toute façon, difficile. L’approvisionnement gazier de l’Europe a cessé de croître lorsque les gisements de la mer du Nord – qui représentent 60% de la consommation – ont atteint leur pic. Il est douteux que le nucléaire puisse être – même partiellement – remplacé par du gaz dans l’Union européenne.

Si l’on attribue la totalité des émissions de gaz à effet de serre aux citoyens et qu’on les inclut dans la fabrication des produits et services, les Français consomment, en moyenne annuelle, quelques centaines de kilos de CO2 pour la construction de leurs logements, deux tonnes de CO2 pour le chauffage de ces maisons, deux tonnes et demie pour l’alimentation – dont la moitié est due aux viandes et aux laitages –, deux tonnes et demie pour l’achat des biens manufacturés, deux tonnes pour le déplacement de personnes dans leur sphère privée et deux tonnes pour les services publics et privés – l’école, l’hôpital et l’armée d’une part, les banques, les coiffeurs, les opérateurs de téléphonie, entre autres, d’autre part. La fabrication de l’électronique destinée aux particuliers représente un tiers de l’empreinte carbone des achats de produits manufacturés  ; deux tiers de la progression de 10% de cette empreinte constatée entre 1990 et 2010 sont dus à l’électronique grand public : les technologies de l’information n’induisent aucune dématérialisation, ils ont créé des usages sans en supprimer d’autres. Dans les transports, l’avion a connu la plus forte croissance entre 1990 et 2010 ; or son utilisation est concentrée sur les deux premiers déciles de la population : créer un nouvel aéroport revient à construire une infrastructure pour riches.

Les émissions de gaz à effet de serre et l’usage de l’énergie fossile sont présents dans toutes nos activités. Le changement climatique ne peut donc être évité en contraignant une petite fraction de la population pour le bénéfice du plus grand nombre ; il ne peut l’être que par un effort de tous. Afin d’accompagner un tel effort collectif, il convient de développer une vision – un projet « sexy ». Sans vision, c’est le chaos qui règlera la situation…

Entraîner l’Europe dans l’invention d’une nouvelle économie

Il faut parler de transition tout court, d’un projet de société à long terme : il s’agit d’aller conquérir la Lune ! Pour cela, il faudra aller chercher les gens où ils sont : ils ne viendront pas d’eux-mêmes.

L’Europe consomme aujourd’hui 500 milliards de mètres cubes de gaz par an, dont 300 milliards viennent de la mer du Nord. On pourrait obtenir des gaz non conventionnels quelques dizaines de milliards de mètres cubes par an en Europe. La France consomme 50 milliards de mètres cubes par an, dont 30 pour le chauffage et 15 pour l’industrie. Si le seul souci, c’est de satisfaire les demandes des chimistes français, il suffit de conserver une consommation de 15 milliards de mètres cube par an et nous nous en sortirons : il faut seulement supprimer les 30 milliards du chauffage qui coûtent 6 milliards d’euros en importations par an ; cela se fait avec l’isolation et les pompes à chaleur.

Sortir le gaz et le fioul des usages thermiques dans le bâtiment est l’une des toutes premières priorités à fixer pour cette nouvelle conquête de la Lune. Il faudra demander des efforts à tout le monde, et l’effort partagé par tous n’est possible que si l’on propose un projet : dites à un astronaute qu’il va aller sur la Lune, il sera d’accord pour risquer sa vie. Cela, c’est votre rôle. Si vous ne proposez pas une vision exaltante à notre pays, n’essayez pas de demander des efforts : ça ne marchera pas !

Quant à l’argent nécessaire, on peut toujours trouver des « clopinettes pour bricoler », poser des rustines et boucher des trous ; ce n’est pas très exaltant. Mais si l’objectif est de conquérir la Lune, alors l’argent n’est plus le sujet. On le trouvera ! On a bien trouvé mille milliards pour les banques…

Le vrai sujet, c’est l’arbitrage : nous n’aurons pas d’argent pour tout – pour donner un travail à tout le monde, pour donner de l’espoir à tout le monde, et pour donner plus de consommation à tout le monde. Mais préserver la stabilité socio-économique de notre pays avec de l’espoir et un travail pour tous, on peut le faire.

L’énergie fossile, c’est le pouvoir d’achat et le niveau de vie ; dès lors, jamais des hauts fonctionnaires, si méritants soient-ils, ne pourront se réunir et décider ensemble d’un niveau rationnel de consommation des individus sur la planète. Cela ne peut tout simplement pas fonctionner. Ce qui pourrait fonctionner, c’est qu’une région du monde se lance dans ce projet avec résolution, massivement et de façon structurée. Or, l’Europe est dos au mur : notre choix doit donc être de nous lancer, de façon déterminée, dans la construction d’une économie de moins en moins liée aux combustibles fossiles. Cela sera notre conquête de la Lune, et cela nous occupera quarante ans car il faudra tout refaire : les villes, les réseaux de transport, les paysages agricoles…

Ce n’est pas une transition à 100 milliards d’euros, c’est une transition à 5000 ou à 10000 milliards. Et c’est une très bonne nouvelle : cela nous donne une colonne vertébrale, un projet qui exige un très large consensus politique – aussi large que sur la nécessité d’avoir des caisses de retraite. Il faudra que vos divergences s’expriment à la marge – un peu plus de marché ici ou un peu plus d’État là-bas… C’est une union nationale qu’il nous faut.

En pointant l’énergie qui alimente une machine et dont la source primaire est issue des combustibles fossiles, on constate que le nucléaire, qui mobilise 95% de l’espace médiatique sur le sujet, représente une fraction minoritaire de l’énergie finale. Il représente donc, comme le disent certains, 95% du débat pour très loin de 95% de la situation de départ. En France, l’essentiel des vecteurs énergétiques qui alimentent une machine est issu des énergies fossiles, comme dans les autres pays de l’OCDE. La grosse différence, c’est que si notre électricité est largement décarbonée, notre énergie finale ne l’est pas beaucoup moins qu’ailleurs.

Quand on demande aux Français si le nucléaire contribue un peu ou beaucoup aux émissions de gaz à effet de serre, 80% environ répondent oui. Par conséquent, 80% pensent que casser en deux un noyau d’uranium équivaut à oxyder un atome de carbone. C’est sans doute une faillite médiatique. C’est, en tout cas, une source de confusion importante qui peut expliquer, pour beaucoup de gens, que, pour lutter contre le changement climatique, il est logique de réduire la part du nucléaire. Le chiffre a tendance à augmenter et l’opinion est plus développée dans la fraction de population la plus sensible aux questions d’environnement, c’est-à-dire les femmes et les jeunes.

Pour résumer ma position sur le nucléaire, je pense que c’est une bien meilleure idée qu’une mauvaise. Le nucléaire crée des inconvénients – l’énergie propre n’existe pas. Mais il évite globalement plus de problèmes qu’il n’en crée. On trouve aujourd’hui, même chez les Verts, des gens qui, en tête-à-tête, seraient prêts à classer le dossier nucléaire parmi les points de désaccords constatés que l’on peut mettre de côté…

Centrale nucléaire

Quant à l’éolien, il n’a pas en France beaucoup d’intérêt : il en a dans les pays qui souhaitent consommer moins de charbon. La diffusion massive de l’éolien impose en effet de disposer de moyens de stockage très important, ce qui porte le coût du mégawattheure entre 200 et 400 euros… Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, d’ailleurs : une hausse du prix de l’énergie, ce n’est pas grave si c’est de la rente redistribuée nationalement.

En ce qui concerne la question fondamentale des besoins, il y a les faits et leur ressenti. Le second intéresse le grand public, mais le physicien se concentre sur les premiers. Tocqueville l’avait prévu : la démocratie nous rend « rouspéteurs  » et perpétuellement insatisfaits. En France, on consomme 60 mégawattheures par personne chaque année, c’est-à-dire l’équivalent du travail de 600 esclaves ! L’espérance de vie a triplé en deux siècles. Alors qui est pauvre ? Cette question est centrale, si l’on s’intéresse au ressenti et à l’équité. Mais en termes de réalité physique, les citoyens modestes devront prendre leur part de l’effort. La seule façon de les convaincre, c’est de leur donner du boulot, de la fierté et des perspectives.

Sur la taxe carbone, les choses sont simples : elle taxe l’énergie tout en détaxant le travail. Ce n’est pas un impôt punitif, mais un guide. Elle donne de la visibilité.

Mon ambition consiste à soutirer de l’argent à des gens qui ne sont pas a priori volontaires pour réfléchir à leur avenir : les industriels. Que fait un industriel, ou un gestionnaire d’entreprise, quand il réfléchit à l’avenir ? Il cherche les certitudes. S’il n’est pas convaincu que l’énergie coûtera de plus en plus cher, il n’investira pas pour diminuer sa consommation. Or, l’énergie fait marcher des systèmes extrêmement rigides : ce problème se résout par l’investissement. L’efficacité énergétique, c’est monstrueusement capitalistique : il faut changer les procédés industriels, les bâtiments, les infrastructures de transports et les bateaux. Pour investir, il faut de la visibilité, donc un prix à l’externalité. Sinon, les industriels resteront assis sur leur chaise.

Si l’on considère qu’il faut d’abord se débarrasser des énergies fossiles et lutter contre le changement climatique, alors il faut privilégier tout ce qui agit en ce sens, nucléaire compris. Si nous décidons vraiment de mettre en place une société qui fonctionne avec beaucoup moins d’énergie fossile, alors le nucléaire devient secondaire. Rappelons que l’acceptation du nucléaire au Royaume-Uni a augmenté après l’accident de Fukushima.

La France a encore du poids en Europe. Si nous parvenons à entraîner le continent dans l’invention d’une économie qui permette de conserver des aspirations sociales et un espoir pour l’avenir avec moins de combustible fossile, alors nous arriverons peut-être à entraîner aussi le reste du monde. Voilà vingt ans que nous nous regardons tous en chiens de faïence parce que personne ne sait comment faire. Mais les premiers qui se lanceront emporteront le morceau !

L’Europe a une excellente raison d’agir, en dehors même du changement climatique : si nous continuons à suivre la ligne de pente, nous subirons, complètement désemparés, l’enchaînement des périodes de récession, et nous irons vers le chaos.

Construire un monde décarboné

Parmi les pays ayant les cinquante ou soixante mix les plus décarbonés de la planète, celui qui arrive en tête est l’Islande. Suivent des pays très richement dotés en montagne : la Norvège, la Suède et la Suisse.

La France est le premier pays du G20 en termes de décarbonation de son mix actuel. Autrement dit, si nous n’avions pas le nucléaire, nous n’en aurions qu’une faible part. Si nous avions consacré, à l’instar des Allemands, des centaines de milliards d’euros aux éoliennes, nous serions péniblement au niveau de l’Allemagne et de la Belgique, des pays plats et sans possibilité d’alimenter des barrages de montagne. Si on considère la part du décarboné dans le mix, il est discutable que la France est en retard sur l’Allemagne.

L’essentiel des émissions de CO2 en France provient d’abord du pétrole, puis du gaz, puis du charbon. Si l’on veut s’attaquer à la question climat dans le secteur énergétique, nos problèmes sont, en numéro un, le pétrole, en numéro deux le gaz, et en numéro trois le charbon. Le nucléaire n’apparaît pas sur ce diagramme, pas plus que l’hydroélectricité, si l’on raisonne du point de vue du climat.

Dans le bâtiment, il faut décarboner l’appareil de chauffage et inclure l’isolation dans des opérations que les gens devront faire de toute façon. Durcir les obligations sur le neuf n’a strictement aucun intérêt. En ce qui concerne les transports il convient de distinguer la mobilité du quotidien et la mobilité longue distance. La mobilité longue distance est essentiellement une mobilité de loisirs, de l’ordre du « luxe », alors que la mobilité du quotidien concerne des actions essentielles, comme se rendre au travail, emmener les enfants à l’école, faire les courses. Ces deux mobilités se traitent très différemment. Si l’on peut substituer une partie de la mobilité locale par du vélo, c’est inimaginable pour de la mobilité longue distance.

Pour la courte distance, les marges de manœuvre peuvent être de rester dans le pétrole en mutualisant les transports en commun, notamment les bus, ou rester dans le collectif mais faire du collectif lourd, comme le ferré. Mais le ferré est souvent long et non rentable. Le collectif léger, c’est-à-dire le bus, est souvent la réponse pertinente. Le covoiturage est toujours du collectif au pétrole mais aussi changement de chaîne de traction par le passage à l’électricité. Si on fait le calcul, on s’aperçoit qu’il vaut beaucoup mieux, dans un premier temps, investir dans les transports en commun légers au frais de la collectivité, c’est-à-dire les bus, le covoiturage et dans une mesure réglementaire relative à la consommation des voitures, et dans un deuxième temps seulement, électrifier tout cela. On aura ainsi besoin de moins d’électricité et surtout de moins de puissance appelée. Le problème posé par l’électrification totale du parc, c’est moins le volume total d’électricité consommé dans l’année que les appels de puissance engendrés par les pics de charge, c’est-à-dire, par exemple, la veille 1er août pour partir en vacances.

Si on électrifie toutes les voitures, les gens voudront aussi s’en servir pour la longue distance. Or, si on électrifie le parc automobile aux conditions actuelles de puissance, on risque de se heurter à l’impossibilité physique de recharger à certains moments dans l’année.

S’agissant de la courte distance, un dernier point essentiel est l’accélération du rythme de baisse de la consommation des véhicules neufs vendus sur le marché. Un outil européen dit presque la même chose au sujet des émissions de CO2 des voitures.

Le CO2 qui sort d’une voiture n’est rien d’autre que le pétrole qui y entre. Plus on durcit les émissions de CO2 en conditions réelle, plus on réduit, de fait, la consommation de pétrole de la voiture. En 2030, plus une voiture vendue ne devrait dépasser la consommation réelle de deux litres aux cent kilomètres. Si cela conduit les gens qui avaient des Espace et des modèles plus gros à ne plus en avoir, tant pis ! Il restera des voitures pour la mobilité du quotidien, dans lesquelles on n’a pas besoin de faire entrer tous les enfants, la grand-mère et le chien.

On ne saurait tenir dans une « boîte finie » une population en expansion indéfinie. Nous devons avoir un débat difficile, douloureux, sensible en vue de déterminer s’il est pertinent, dans le monde fini qui est le nôtre, de continuer à avoir une politique nataliste. Ma réponse est « non ».

Concernant la mobilité longue distance, vous devez raccourcir les distances. Vous pouvez toujours partir en vacances en allant un peu moins loin ou mixer les moyens de déplacement. Si vous achetez un petit véhicule pour la mobilité du quotidien et que vous avez beaucoup de gens à déplacer pour les vacances, vous pouvez acheter trois places de train pour le départ. Cela vous reviendra de toute façon beaucoup moins cher que d’acheter un gros véhicule qui est vide l’essentiel de l’année. Si les gens étaient rationnels dans leurs achats de voiture, ils achèteraient une toute petite voiture et, lorsqu’ils auraient besoin de se déplacer à cinq, feraient voyager trois personnes par le train.

Pour la longue distance, les solutions passent par le remplacement de l’avion par le train et par le raccourcissement des distances.

Concernant le mix énergétique, je suis favorable à tout ce qui permet de remplacer du pétrole et du gaz par de l’électricité nucléaire. Je suis donc favorable au remplacement du chauffage au fioul et au gaz par des pompes à chaleur. Remplacer des véhicules thermiques par des véhicules électriques quand l’électricité est issue d’une production à bas carbone et qu’il en est de même pour la batterie, je l’approuve. Pour le chauffage, on peut utiliser avec parcimonie l’énergie renouvelable qu’est la biomasse.

Le chauffage au bois reste donc pertinent. Les biocarburants entrent en conflit avec les surfaces agricoles. Si, dans le même temps, on veut rendre l’agriculture française un peu plus extensive pour utiliser moins d’intrants, de produits phytosanitaires, moins d’engrais, à iso-production, on a besoin de plus de surface. Il y a là un sujet de réflexion si on veut à la fois désintensifier l’agriculture et prévoir plus de surface pour des cultures énergétiques.

Le biogaz est une énergie renouvelable intéressante. Son usage premier ne devrait évidemment pas être la production d’électricité, ce qui concurrencerait l’énergie nucléaire et ne présenterait, comme l’éolien et le solaire, aucun intérêt, mais de servir de carburant pour les engins agricoles. Les premiers intéressés à s’abstraire du pétrole sont ceux qui participent à la chaîne alimentaire. C’est pourquoi je considère que le machinisme agricole devrait être le premier bénéficiaire du biogaz. Les fabricants savent faire des gros moteurs à gaz, qui sont les mêmes que les moteurs de bus. S’il en reste, on peut produire un peu de gaz de réseau pour faire la cuisine, mais faire de l’électricité au biogaz n’a pas de sens pour moi. Il vaut bien mieux utiliser du nucléaire. Faire du biogaz pour se chauffer a peu de sens, il vaut beaucoup mieux passer à la pompe à chaleur.

En résumé, les énergies renouvelables qui sont, à mon sens, vraiment pertinentes sont la pompe à chaleur et, de manière raisonnée, la biomasse, plus, dans les bâtiments, le solaire thermique, c’est-à-dire les ouvertures au sud, les vérandas.

L’hydrogène n’est pas une énergie primaire. On n’en trouve pas dans la nature, c’est un vecteur comme l’électricité. L’hydrogène n’est qu’un moyen de conversion et de stockage d’une autre énergie. Nous savons en faire de grandes quantités parce qu’il en existe deux grandes utilisations industrielles, dont la désulfuration des carburants. Dans toutes les raffineries des pays occidentaux, il y a des unités de production d’hydrogène mises en place par Air liquide ou par ses concurrents. Mais c’est de la production d’hydrogène fossile. C’est de l’hydrogène qu’on va chercher dans du méthane, c’est-à-dire dans du gaz naturel. La formule chimique du méthane est CH4 , soit un atome de carbone et quatre atomes d’hydrogène. On joue au Lego à l’envers pour récupérer, d’un côté, le carbone sous forme oxydée de CO2 qui part dans l’atmosphère, et, de l’autre côté, de l’hydrogène. On le fait par chauffage réalisé avec une autre partie du gaz naturel. Cela émet plein de CO2 . La deuxième source de production d’hydrogène importante dans les pays occidentaux est la chimie de l’ammoniaque. On prend de l’hydrogène, on l’associe avec l’azote de l’air pour faire de l’ammoniaque, à la base de la chimie des engrais.

On sait très bien faire de l’hydrogène en grande quantité avec du gaz mais au prix de l’envoi de beaucoup de CO2 . Si on veut se servir de l’hydrogène comme vecteur, il faudrait le faire avec des énergies sans carbone, c’est-à-dire essentiellement des énergies électriques. Pour être intéressant, l’hydrogène doit être plus intéressant que la chaîne électricité. Au début de l’histoire de l’hydrogène, il y a l’électricité. Certains disent qu’en installant plein d’éoliennes, on pourra électrolyser de l’eau quand il y aura du vent, ce qui produira de l’hydrogène qu’on transportera et utilisera. C’est physiquement possible, mais cela reste beaucoup moins intéressant que des centrales nucléaires pilotables. Dès lors, on n’a besoin ni des éoliennes ni de faire de l’hydrogène pour stocker l’énergie dont on n’a pas besoin quand il y a du vent. L’ensemble éolien plus stockage d’hydrogène est une variante de ce que je vous ai présenté tout à l’heure. On réalise le stockage sous forme d’hydrogène au lieu de le faire sous forme de barrages réversibles.

Le volume d’électricité consommée ne va pas augmenter et va même légèrement baisser. Toutes choses égales par ailleurs, l’économie française devrait se contracter. L’économie n’est qu’un vaste système de transformation – elle transforme des pierres de carrière en béton, des fibres de coton en vêtements, des marchandises qui étaient ici en marchandises qui sont là.

Si la productivité du travail dans les pays occidentaux a augmenté, ce n’est pas parce que nous avons acquis, comme Shiva, huit bras et 253 jambes, c’est que nous nous sommes adjoint des machines pour travailler à notre place. La consommation d’énergie correspond à l’augmentation du parc des machines. J’ai montré tout à l’heure que l’énergie finale consommée en France est celle du pétrole, via les transports, qui sont un maillon indispensable de la machine économique. L’offre de pétrole disponible pour les Européens évoluera à la baisse, entraînant une baisse du PIB. Et lorsque le PIB baisse, des boucles de rétroaction apparaissent, et les gens ont moins de moyens pour acheter des appareils qui consomment de l’électricité.

La désindustrialisation est irréversible au sens du flux énergétique. Entre 1974 et 2007, le produit industriel français a doublé. Il n’y a donc pas eu de désindustrialisation en France après les chocs pétroliers. L’Europe a atteint son maximum secondaire d’approvisionnement énergétique en 2006. Depuis 2006, la production industrielle européenne a tendance à décliner, en miroir de la quantité d’énergie entrant en Europe.

Une autre raison pour laquelle il serait dangereux d’abandonner le nucléaire au profit d’énergies renouvelables qui ne seraient pas au niveau attendu puisque le volume de capitaux nécessaire est beaucoup trop élevé, c’est qu’on lâcherait la proie pour l’ombre. En se privant d’un approvisionnement énergétique, donc de machines en fonctionnement, le PIB se contracterait encore plus vite. En se trompant d’objectif dans l’arbitrage entre nucléaire et EnR, on accélérerait la contraction économique. On ne peut attribuer à une forme d’énergie, qui est une grandeur physique, des caractéristiques physiques qu’elle n’a pas.

La consommation de gaz de la France avait commencé à décliner en 2005, époque à laquelle la mer du Nord avait passé son pic de production. Quelque 60% du gaz européen en provenaient, contre 50% aujourd’hui. La Norvège, dernier grand pays de la mer du Nord n’ayant pas passé son pic de production, le passera dans les années qui viennent, après quoi la production dégringolera encore plus vite. Il n’y aura pas de plus en plus de gaz en Europe, il y en aura de moins en moins. Ceux qui disent que le gaz est l’énergie de la transition n’ont peut-être pas raison, car il n’est pas sûr que nous en aurons de plus en plus.

Je suis aussi un décroissantiste, non que cela me fasse envie, mais parce que je ne vois pas comment y échapper. Pour moi, il faut gérer à l’économie. C’est précisément pourquoi je suis partisan du nucléaire, car c’est un moyen économique quand on considère le système complet. Je pense donc que le nucléaire est un amortisseur de la décroissance. En s’en privant, on risque de tomber en se faisant plus mal.

Le risque majeur, c’est de perdre une course contre la montre. La question du changement climatique et celle de la déplétion des énergies fossiles sont des courses contre la montre. Après avoir passé le pic de production dans la mer du Nord, année après année, elle diminue. Si nous ne sommes pas capables de nous organiser pour nous contenter de ce qui continue de sortir, nous prenons des claques. De même, le changement climatique est un processus cumulatif. Année après année, les gaz à effet de serre s’accumulent dans l’atmosphère. Il faut plus de dix mille ans pour épurer un surplus de CO2 envoyé dans l’atmosphère, dix mille ans de déstabilisation mondiale irréversible ! À côté de cela, les déchets nucléaires sont peu de chose.

De plus, selon une étude scientifique récente, en dépassant deux degrés de réchauffement, ce qui est probable, on déclenche irréversiblement la déstabilisation de la calotte antarctique de l’ouest. Si on y ajoute le Groenland qui a commencé à fondre, on est parti pour avoir, à une échelle de temps qu’on pensait être de quelques siècles et dont on dit aujourd’hui qu’on ne le connaît pas, plus de neuf mètres de hauteur d’eau dans l’océan mondial! Bangkok sous l’eau, Shanghai sous l’eau, Dunkerque sous l’eau, Miami sous l’eau, une partie de New York sous l’eau.

Dans cette course contre la montre, il faut faire feu de tout bois. Quand je mets en balance le nucléaire avec les risques du changement climatique ou de la déstabilisation sociale qui résulterait d’une économie qui se contracterait trop vite, il n’y a pas photo. Si j’ai un peu peur pour mes enfants avec le changement climatique induit par les combustibles fossiles, je me moque des déchets nucléaires.

Dans cette course contre la montre que nous sommes en train de perdre, éolien offshore inclus, on avait consacré 150 milliards d’euros à la fin de 2018, soit les 121 milliards d’euros chiffrés par la Cour des comptes, plus les 25 milliards d’euros de l’offshore.

Avec cet argent, j’aurais pu payer une pompe à chaleur à 10 à 15 millions de ménages français. J’aurais sorti la totalité du fioul et les deux tiers du gaz et gagné une partie de ma course contre la montre. J’aurais évité 15% des importations de pétrole, donc, selon les années, de 3 à 6 milliards d’euros, voire 9 milliards d’euros. J’aurais évité la moitié des importations de gaz, créées macroéconomiquement de l’emploi et évité du CO2 . Les arbitrages en cours nous privent d’une chance d’y parvenir. Si nous ne le faisons pas, comme le gaz et le pétrole qui entrent en Europe vont continuer à décliner, nous aurons de moins en moins d’énergie de chauffage, de toute façon, qui aura été remplacé par rien, nous aurons de moins en moins de transport, de toute façon, qui aura été remplacé par rien. Nous aurons la tentation de recourir aux énergies fossiles là où il n’y en a pas, pour construire des dispositifs de production électrique quand on verra que les renouvelables ne fonctionnent pas.

Nous ne sommes pas trop concernés puisque nous importons tout, mais les Allemands et les Polonais, qui ont beaucoup de charbon, peuvent très bien ajouter des unités à charbon.

La France important tout, même si quelqu’un ne croit pas au changement climatique, dès lors que l’on sait que la zone va être de plus en plus contrainte en termes d’approvisionnement en énergies fossiles, nous avons intérêt à vous en débarrasser le plus vite possible.

Nous ne le gagnerons jamais seuls le combat contre le CO2 . Mais la France n’est pas encore un pays totalement inaudible en Europe.

On peut très bien décider que la lutte contre les émissions de CO2 et pour la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles est la colonne vertébrale du renouveau européen. Un projet s’incarne dans un objet. Si nous parlons aux gens qui nous entourent des 3% de déficit budgétaire, ils répondent qu’ils ne savent pas trop de quoi il s’agit.

En outre, les gens fonctionnent par mimétisme, car c’est ainsi qu’on élève nos enfants. On croit à tort que si l’on fait choses intelligentes, personne ne nous imitera. Dans mon univers professionnel, on a fait quelque chose qui est très loin d’être suffisant, mais qui est un bon début, à savoir l’article 173 de la loi de transition sur l’empreinte carbone. De nombreux pays commencent à nous imiter…

Jean-Marc Jancovici

Ce texte reprend l’essentiel des propos de Jean-Marc Jancovici lors des auditions à l’Assemblée nationale le 6 février 2013 et le 16 mai 2019.

Sources : Assemblée nationale, XIVe Législature, Session ordinaire de 2012-2013, Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet, Président, Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Jancovici sur le changement climatique et la transition énergétique, Mercredi, 6 février 2013, séance de 9 heures 30, Compte rendu no 34 – http:// www.assemblee-nationale.fr/14/cr-dvp/12-13/c1213034. asp ; Assemblée nationale, XVe Législature, Session ordinaire de 2018-2019, Commission d’enquête sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l’acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique, Présidence de M. Julien Aubert, Président, Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Jancovici, ingénieur, consultant en énergie, Jeudi, 16 mai 2019, séance de 16 heures 15, Compte rendu no 30 – http://www. assemblee-nationale.fr/15/cr-cetransene/18-19/c1819051. asp

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